Au plus près du corps

2023/09/01 | Par Olivier Dumas

Avec Deseo (Désir en espagnol), la femme de théâtre Ximena Ferrer ouvre les portes de sa maison et promet des secousses sensorielles et des prises de parole « intrigantes ».  

La créatrice porte ce projet en elle depuis quatre ans. Cette première mise en scène pour la compagnie Singulier Pluriel (dont elle est codirectrice depuis 2017 avec Julie Vincent) s’inscrit dans la continuité de La Mondiola (écrite et montée par Vincent), dans laquelle elle a joué avec ferveur, et qui a été présentée au même endroit (1955 rue Fullum, à côté du Théâtre Espace Libre). Faire du théâtre à la maison, « hors institution, nous donne l’opportunité d’envahir l’espace et de vivre collectivement des émotions partagées. » 

Originaire de Montevideo, capitale de l’Uruguay, Ximena Ferrer y a joué autant des pièces classiques que des œuvres contemporaines entre 2001 et 2006. Elle poursuit son parcours dans le circuit indépendant de Buenos Aires (Argentine), avant de rejoindre la capitale québécoise en 2013. L’actrice a participé à une lecture plurilingue des Belles-Sœurs, de Michel Tremblay et a collaboré avec les compagnies Ondinnok et Parminou. 

Fondée en 2000 par la polyvalente Julie Vincent, année de la première création (Le Marin, de Fernando Pessoa), Singulier Pluriel développe depuis des complicités artistiques entre l’axe nord-sud (le Québec et l’Amérique latine). Parmi leurs réalisations marquantes, soulignons Le Portier de la gare Windsor (de la plume et sous la direction de Julie Vincent) qui fut présentée en français à Montréal et en espagnol à Buenos Aires, le troublant solo Jocaste de la dramaturge uruguayenne Mariana Percovich et, plus récemment, La Chair de Julia (brillante exécution scénique où Julie Vincent porte les chapeaux d’actrice, d’autrice et de metteure en scène) qui poursuit sa route. 

Le désir viscéral de sortir des murs des théâtres « reconnus » s’est précédemment concrétisé à l’appartement de la rue Fullum avec La Mondiola, qui a connu différents laboratoires et une version définitive au printemps 2018. À l’automne de l’année suivante, Valparaiso, de Dominick Parenteau-Lebœuf, ambitieuse fresque se déroulant sur différentes époques et villes (et où nous croisions entre autres les poètes Pablo Neruda et Gaston Miron), s’est déployée dans une chapelle de l’Espace la Traversée (résidence pour personnes ainées) dans le quartier Centre-Sud à Montréal.       
 

Symbiose entre paroles et corps féminins

L’orchestratrice de Deseo a commandé des textes d’une quinzaine de minutes à quatre créatrices dont elle apprécie grandement la sensibilité : les  Montréalaises Camila Forteza (Ascendante) et Julie Vincent (Les Demoiselles qui rushent fort) et les Uruguayennes Jimena Márquez (Je ne connais personne qui regarde du porno) et Marianella Morena (Phèdre au-dessus des ruines). 

«Je leur ai donné carte blanche à partir du thème de la pornographie féminine», raconte-t-elle un mercredi après-midi ensoleillé, entre deux répétitions sur la terrasse de sa résidence (à quelques pas d’où se déroule l’une des quatre prestations).

Par ailleurs, Ximena Ferrer a refaçonné les écritures dramatiques tout au long des laboratoires pour que les mots « collent au plus près de la peau des interprètes. Nous connaissons Roméo et Juliette (de William Shakespeare), mais je m’intéresse d’abord à la personne qui incarne Juliette (ou Roméo), pour voir comment elle transforme sa voix ou encore développe son langage physique ». Avec un tel investissement corporel, «je ne peux m’imaginer devoir remplacer une actrice».      

Les quatre dramaturges ont ainsi exploré le corps, le désir et l’érotisme sans tabou ni censure («Ce n'est pas pamphlétaire ou des prises de positions politiques», ajoute-t-elle avec son sourire contagieux). La femme de théâtre accorde une place importante à la parole.

Par ailleurs, elle précise que Deseo ne s’inscrit pas dans un parcours déambulatoire, type de proposition théâtrale présente depuis des décennies sur les scènes expérimentales québécoises. Songeons au Zoo du Théâtre expérimental de Montréal (1977) ou encore au spectacle réussi Naissances du Nouveau Théâtre expérimental (2010). 

« Nous accueillons pour chacune des représentations 45 spectatrices-spectateurs qui se diviseront en trois groupes. Chacun d’eux se dirige dans l’un des espaces de la maison (chambre, salon double et cour à l’extérieur) pour assister à la première pièce (différente selon l’ordre déterminé). » À la fin de chacun des « actes » d’un quart d’heure, une cloche se fait entendre. Le public se rejoint dans un espace commun où Jacqueline Van Der Geer joue Phèdre au-dessous des ruines, de Marianella Morena, compartimentée entre trois parties de cinq minutes entre chacun des autres « fragments ». 

À la fin du « parcours » d’une durée approximative de 70 minutes, toutes les actrices Alexandrine Agostini, Stéphanie B. Dumont (qui avait démontré un bel aplomb dans La Mondiola), Josée Rivard, Catalina Pop, sauf Van De Geer, auront performé trois fois leur partition. Une telle aventure exige de ces dernières «une énergie d’un niveau onze sur une échelle de dix» afin de trouver des couleurs différentes. «Elles doivent donner instantanément de la magie; elles n’ont pas le temps de déployer la courbe psychologique d’un personnage d’une œuvre de plus longue durée. C’est du pur théâtre.»

Lors d’un échange précédent, Julie Vincent (qui signe ici Les Demoiselles qui rushent fort) me confiait que l’intimité vécue par ce type de théâtre demeure exigeante autant pour les interprètes que pour l’auditoire, car il faut «abolir la hiérarchie entre le spectateur et l’acteur», et se mettre comme interprète «dans une position de vulnérabilité puisque nous offrons cette géographie intime au public».   
 

Conjuguer l’intime et le social

Ximena Ferrer puise dans un bagage artistique qu’elle connait bien pour l’avoir expérimenté dès ses premiers pas professionnels, au début du millénaire. Elle parle du microthéâtre (microteatro), forme courte de théâtre populaire à Barcelone en Espace en 2001-2002, et depuis fort répandue en Amérique latine « au moment où ces pays connaissaient une crise économique majeure. Les théâtres fermaient les uns après les autres. » Curieusement ou non, ce courant «a pris naissance dans un ancien bordel. Une petite salle non conçue pour des représentations a été transformée en lieu pour entendre des histoires insolites». 

Cette pratique est devenue effervescente et s’est imposée comme un mouvement alternatif majeur dans ce coin du continent. L’actrice-metteure en scène permet au Québec de s’y familiariser davantage. À preuve, Singulier Pluriel avait précédemment réussi le risque de jouer dans les diverses pièces d’un appartement avec La Mondiola.  

Si les sens sont sollicités dans Deseo, surgissent également des réflexions sur la place des femmes dans notre société. « Nous croiserons une fille de 28 ans qui explore son envie de jouir sans s’engager, deux actrices de plus de 40 ans qui se questionnent sur leur place dans le milieu artistique (univers qui carbure souvent à la jeunesse, à la vacuité et aux modes éphémères) ». Nous rencontrons une Phèdre ancrée dans notre époque « qui pose la question à savoir pourquoi le théâtre ne peut pas soutenir la réalité ». 

Les tabous sexistes ont la vie dure, mais fort heureusement, Ximena Ferrer et son équipe ne craignent pas « de se montrer impudique. Et avec bien des couleurs » !     

DESEO du 2 au 30 septembre 2023 | Infos : singuliernordsudpluriel.com/projects-6