L’ex-sénateur André Pratte, ex-éditorialiste et maintenant coprésident du «Comité sur la relance du Parti libéral du Québec», me fait l’honneur de répliquer à un billet de blogue intitulé «L’anglicisation de Laval » paru récemment sur mon site ouèbe. Billet où je fais le tour de certains indicateurs linguistiques issus du recensement canadien et où je démontre qu’à Laval, troisième ville en importance au Québec, depuis 20 ans, l’anglais avance tandis que le français recule. En 20 ans, les effectifs relatifs du groupe francophone en fonction de la langue parlée le plus souvent à la maison ont ainsi fondu de 20% tandis que ceux du groupe anglophone ont augmenté de 48,7%. Voilà qui invalide le discours de ceux qui prétendent encore que « le français recule, oui, mais l’anglais aussi ».
Progression de l’anglais à Laval
M. Pratte affirme que le portrait que je brosse « nécessite quelques nuances ». Quelles sont ces nuances? Il affirme d’abord que « j’ignore certaines données encourageantes » et dégaine qu’à Laval, la «connaissance du français» est «stable» à «plus de 92%». Première remarque : ce taux de connaissance était de 92,9% en 2016 et de 92,1% en 2021, une chute de 0,8 points donc et non pas une « stabilité ».
Parallèlement, la proportion des Lavallois qui connaissent seulement l’anglais a augmenté de 0,7 points durant la même période. Et si on compare sur une plus longue période, en 2001 ce taux de connaissance du français à Laval était de 95,4% (chute de 3,3 points en 20 ans). Quant à la connaissance de l’anglais seulement, elle était de 3,3% la même année (augmentation de 2,5 points depuis). Ces chiffres montrent un déclin significatif de la connaissance du français et une augmentation de l’unilinguisme anglais depuis 2001. Les propres « données encourageantes » que propose M. Pratte ne le sont pas.
Les limites de l’autoévaluation
Notons aussi que l’indicateur de « connaissance » d’une langue résulte d’une auto-évaluation de la compétence, un processus affecté par la complaisance et la tendance bien humaine à se peindre dans la meilleure lumière possible. Il est démontré que l’image que les gens se font d’eux-mêmes et de leurs habiletés n’ont généralement qu’un « lien ténu avec la réalité » et est souvent entachée d’un «optimisme irréaliste» (voir Dunning et al., « Flawed self-assessment: Implications for Health, Education and the Wordplace », PSPI). Par exemple, l’auto-évaluation du niveau d’intelligence d’une personne n’a «qu’une vague corrélation (0,3) avec l’intelligence mesurée par un test objectif».
Le chercheur Charles Castonguay a écrit un excellent article démontrant les limites – nombreuses – de l’indicateur de connaissance d’une langue. Un simple changement de question suffit, par exemple, à faire fondre le taux de connaissance auto-évalué de 13%. Cet indicateur n’est pas robuste et les données obtenues grâce à cette question sont donc «au mieux rudimentaires» (p.18, Marc Termote « Nouvelles perspectives démolinguistiques du Québec et de la région de Montréal 2001-2051 », OQLF).
De plus, la vitalité d’une langue est liée à son usage réel et non pas à sa connaissance. Se baser sur l’indicateur de connaissance pour affirmer que le français va bien et pour « nuancer » un portrait brossé à l’aide de données beaucoup plus robustes n’est donc pas très sérieux.
Des « données encourageantes ». Vraiment?
Même si M. Pratte met au pluriel « données encourageantes », je n’en trouve pas d’autres dans son texte. Il affirme bien que la baisse de certains indicateurs relatifs «pourrait s’expliquer par la migration interrégionale des francophones» mais cette théorie, pas convaincante du tout, est copieusement servie à tous ceux qui s’inquiètent du déclin du français depuis au moins une vingtaine d’années. Pas convaincante parce que de 2016 à 2021, le français a reculé dans toutes les régions métropolitaines de recensement au Québec (incluant celle de Saguenay!) et a reculé aussi globalement de 1,5 points au Québec. Si la baisse à Laval résultait d’un effet de déplacement de populations, alors une hausse équivalente devrait logiquement s’enregistrer quelque part. Ce n’est pas le cas.
L’importance de l’indicateur des transferts linguistiques
M. Pratte écrit que « la valeur des transferts linguistiques comme indicateur est contestée ». Ah bon? La robustesse de cet indicateur est tellement «contestée» qu’une question portant sur la langue parlée le plus souvent à la maison a été rajoutée lors du recensement de 1971 à la suite d’une suggestion de la Commission Laurendeau-Dunton (la plus importante commission portant sur la langue jamais tenue au Canada; des centaines de chercheurs mobilisés pendant presque une décennie) afin de pouvoir mesurer l’assimilation courante, c’est-à-dire le décalage entre la taille d’une population d’une certaine langue maternelle et le nombre de ceux qui utilisent cette langue le plus souvent à la maison.
L’ajout de cette question a permis de mesurer au début des années soixante-dix le taux d’assimilation –déjà consternant – des francophones hors-Québec ce qui a aidé à faire adopter la Loi sur les langues officielles fédérale qui accordait pour la première fois dans l’histoire du Canada un statut juridique conséquent au français (ce qui n’a nullement arrêté l’assimilation des francophones, mais c’est une autre histoire). En réalité, cet indicateur des transferts linguistiques est contesté seulement par ceux qui n’aiment ce qu’il nous apprend et qui souhaiteraient revenir à la grande noirceur démolinguistique pré-1971.
La langue de travail
Quant au lyrisme dans lequel enveloppe M. Pratte sa défense de l’anglais comme langue de travail à Laval, sous prétexte qu’on ne construit pas de «Couche-Tard ou de CGI» en «refusant de parler anglais», cela relève de l’échappatoire rhétorique. On sait d’abord que l’usage de l’anglais au travail est bien corrélé avec la langue parlée le plus souvent à la maison (les francophones travaillent surtout en français et les anglophones en anglais, voir (Statistique Canada, « Parlant de travail : les langues de travail à travers le Canada) ) et avec la langue des études (aussi postsecondaires, d’où la nécessité absolue de la loi 101 au cégep); la hausse de l’anglais au travail s’explique bien plus par le déclin de la proportion de francophones que par une quelconque mondialisation exigeant l’anglais à Laval (CGI n’a même pas de bureau à Laval!).
De 2016 à 2021, l’anglais a d’ailleurs fait des gains dans l’ensemble des secteurs d’activités, allant de la construction aux administrations publiques. Enfin, l’OQLF a démontré en 2020 que l’anglais était souvent exigé à l’embauche au Québec pour des «fins de communication interne», c’est-à-dire afin d’accommoder les anglophones travaillant déjà en anglais à l’interne à qui on ne veut pas imposer de devoir travailler en français. L’accommodement linguistique est souvent unidirectionnel.
Statistique Canada publiait, pas plus tard que le 22 août dernier, une étude prouvant qu’au Québec, comme dans l’ensemble du Canada, l’anglais avançait maintenant sur tous les plans (connaissance, première langue officielle parlée, langue maternelle, langue parlée à la maison, langue utilisée au travail). Qui plus est, 36% des «anglophones» présent au Québec selon la première langue officielle parlée sont nés à l’extérieur du Canada (et seulement 53% des anglophones sont nés au Québec!). En clair, l’immigration internationale et interprovinciale (provenant surtout de l’Ontario) est en train de gonfler rapidement les rangs de la communauté anglophone du Québec.
De l’enfumage rhétorique
Finalement, M. Pratte, en se basant sur ce qui se passe à Laval, nous annonce que le Québec de demain sera à la fois «francophone» et «bilingue». L’utilisation du terme «bilingue» évoquant spontanément, instinctivement, une égalité des langues, relève ici de l’enfumage rhétorique. Il serait plus exact de dire que le Québec, que la situation à Laval nous annonce, sera de moins en moins français et de plus en plus anglais et que le bilinguisme sera, comme en témoigne la hausse continue de l’unilinguisme anglais à Laval, de plus en plus le fardeau des seuls francophones (comme partout au Canada).
Ce texte de M. Pratte est emblématique du naufrage intellectuel d’une bonne partie des fédéralistes Québécois, qui sont incapables de sortir d’un Canada fantasmé pour voir le Canada réel, un pays qui a mis de côté les Québécois comme «peuple fondateur» en 1982 et où le français est en train de s’échouer d’un océan à l’autre.