Voici un petit ouvrage qui appartient à un genre littéraire dont on doit déplorer qu’il soit de moins en moins pratiqué. À l’heure des influenceurs, des chroniqueurs de leurs humeurs, des coachs de la gestion (financière ou morale) et des réseaux sociaux voués aux réactions épidermiques ou aux bonnes causes incontestables, les ouvrages de synthèse portant sur l’actualité et basés sur des enquêtes journalistiques sérieuses sont d’autant plus précieux qu’ils se font rares. Un petit ouvrage, certes, c’est là sa qualité première, mais un ouvrage qui s’assigne une tâche aussi importante que difficile : jeter sur les « nouvelles » concernant la Guerre en Ukraine – celles qui font la Une des grands médias – l’éclairage apporté par les nouvelles spécialisées des pages diplomatiques et financières, celles qui contredisent « l’industrie du consentement » déployée par les agences de presse du camp de la liberté, le nôtre supposément. Pour ce faire, Pierre Dubuc s’appuie aussi sur des ouvrages de recherche fondamentale en histoire économique et politique, sur des rapports gouvernementaux, sur des bilans issus d’organismes internationaux, sur les mémoires de témoins et d’acteurs de premier plan, sur des enquêtes menées par des journalistes réputés ou sur les déclarations d’intentions des belligérants, autant de sources qui se trouvent ainsi vérifiées et pondérées les unes par les autres et mises au service d’une description du contexte général qui donne son sens à cette guerre en trompe-l’œil.
L’ouvrage de Pierre Dubuc est impeccablement économe. Il évite la rhétorique et les longs développements destinés à noyer le poisson et il reste plutôt sur la crête de la question centrale : quels sont les éléments essentiels de la situation internationale où s’inscrit ce conflit? L’ouvrage fait droit aux partis-pris et aux émotions empathiques qui marquent le rapport des Québécois aux malheurs des Ukrainiens et il ne demande pas à cette compassion de se dédire quand il l’invite cependant à aller plus loin et à prendre aussi la mesure des grandes puissances, qui sont si promptes à aller tracer la ligne de leurs intérêts stratégiques respectifs dans la cour des Ukrainiens, au prix de la vie des autres.
Certes, il appartenait aux seuls Ukrainiens de répondre à l’invitation à joindre le camp de l’Ouest qui leur fut lancée de longue date, certainement avec une arrogance nouvelle à partir de 2008. Il se trouve cependant que l’invitation à joindre cette alliance militaire (l’OTAN) a provoqué depuis lors en Ukraine une révolution, un coup d’État, une guerre civile, une aggravation de la corruption et maintenant une invasion russe, prévisible et peut-être souhaitée en coulisse; des évènements qui ensemble ont fait de ce pays le théâtre d’un choc des civilisations soigneusement construit. Il se trouve de plus que l’opération même qui prétendait faire valoir à tout prix la souveraineté nationale ukrainienne a aboli cette dernière en cours de route: désormais, plus rien ne peut se faire en Ukraine sans les milliards de l’aide militaire étrangère, sans les milliards des investissements étrangers destinés à la reconstruction, sans l’aval du Conseil de l’Europe, sans l’appui de la direction de l’OTAN et du Département d’État américain, sans le blanc-seing de ses alliés surpuissants et de ses parrains financiers et sans l’Aide aux réfugiés dont dépend maintenant le tiers de sa population qui s’est repliée vers les pays limitrophes. Quand la paix reviendra, car elle devra bien finir par revenir, le pauvre gouvernement ukrainien ne sera plus rien d’autre qu’un cas d’Indirect rule financier où, comme c’est déjà le cas dans le système international du capital, la souveraineté nationale servira simplement de cache-sexe pour une élite locale contrôlée à distance (et peut-être irréversiblement corrompue par le transit des milliards). Les rapports quotidiens nous assurent que tout va bien en Ukraine, que les Russes reculent et que la souveraineté nationale triomphera. À n’en pas douter, l’armée russe s’arrêtera quelque part et peut-être sera-t-elle repoussée. Il n’en est pas moins possible que les Ukrainiens aient déjà perdu le pays qu’ils défendent.
Une perspective québécoise
Synthétique et incisif, l’essai de Pierre Dubuc tient aussi sa valeur du fait qu’il adopte la perspective québécoise. Comme le signale l’auteur en conclusion, exemples historiques à l’appui, l’engouement initial des Québécois pour les « guerres justes » n’est jamais allé jusqu’à les détourner d’une attitude pacifiste de fond qui, à nouveau cette fois-ci, contraste avec le revirement militariste du gouvernement canadien.
Que, spontanément, les Québécois aient manifesté leur appui à l’Ukraine n’est donc pas étonnant. Il était facile de s’identifier à une nation agressée par un ennemi beaucoup plus puissant, d’autant plus que la Russie et Poutine faisaient l’objet de campagnes de dénigrement depuis plusieurs années. Cependant, l’analyse que nous produisons dans ce livre devrait permettre une meilleure évaluation de la situation et de la responsabilité des forces en présence, mais, également, de l’avenir qui nous attend. (p. XX)
Quand la ministre des Affaires extérieures du Canada saute carrément par-dessus le problème ukrainien pour situer (en mars 2023) l’action militaire canadienne dans la perspective d’un changement de régime en Russie, on peut être certain que les Québécois ne sont pas davantage favorables à cette déclaration de guerre « sans le nom » qu’ils n’étaient favorables à l’envoi des troupes en Afghanistan pour y enseigner les valeurs canadiennes. La pédagogie militaire passe mal aux yeux des Québécois, surtout venant d’un parti politique qui a déjà envoyé l’armée au Québec pour contrer des rumeurs d’indépendance nationale imputées à Claude Ryan, René Lévesque et quelques autres!
Or, c’est précisément du côté de l’avenir qui nous attend, comme le dit l’auteur, que les enseignements de son analyse de la catastrophe ukrainienne sont les plus utiles à la réflexion sur la situation québécoise. De quoi s’agit-il?
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les autorités militaires américaines (et à leur suite, celles des autres grandes puissances) ont conclu que la science et la technique étaient devenues un facteur décisif de la suprématie militaire. C’était l’argument central du rapport de Vannevar Bush, Science, The Endless Frontier (1945) soumis au président et réclamant des investissements massifs du Fédéral dans la recherche scientifique. Gardienne de la paix mondiale et de la démocratie, la suprématie américaine allait ainsi s’appuyer désormais sur une économie sans rivale, fondée sur l’innovation technologique permanente et capable de « courir devant » les adversaires malintentionnés de liberté et de la propriété. L’innovation, posée alors comme ressource stratégique cardinale, fut ainsi transférée du domaine conceptuel du « progrès humain » vers celui de la puissance militaire et c’est à celle-ci que fut confiée la garde de celui-là.
Maintenant que ce pacte avec le diable s’est universellement imposé à toutes les grandes puissances, le développement économique est universellement compris à l’aulne de ses conséquences militaires. Un jour, c’est la révolution industrielle et la prospérité économique chinoises qui deviennent une menace pour les pays développés, le lendemain c’est l’explosion démographique indienne et sa classe moyenne de diplômés qui inquiètent ses voisins, ou encore le gaz russe qui devient un danger, les « puces » taïwanaises qui deviennent l’objet de convoitises armées jusqu’aux dents, etc. Toute chose trouve sa mesure dans la balance de la puissance, directement; les discours de légitimation par la défense de la « liberté » deviennent autant de variantes des entreprises de mobilisation belliqueuses qui s’affrontent et la vie humaine passe au statut de bénéfice collatéral.
Cette évolution a encore été aggravée, si cela est possible, par l’épuisement des ressources, qui est de plus en plus déterminant, et par la crise climatique, dont la réalité s’impose maintenant à la conscience commune. On découvre alors dans les chancelleries que la compétition économico-militaire par l’innovation (le numérique, les mégadonnées, les algorithmes, la communication, l’IA, les puces, les robots, les drones, les batteries, les panneaux, les nanotechnologies, le génie génétique et tutti quanti) dépendra de plus en plus du bon vieux contrôle direct des ressources naturelles, un contrôle que le marché globalisé ne pourra bientôt plus régir pacifiquement.
Dubuc prend à témoin de cette « aggravation » les milliards de dollars des soi-disant budgets « écologiques » des gouvernements bellicistes qui cachent, sous la verdeur des batteries, des anodes, du lithium, des terres rares, de l’hydrogène ou des puces, cette nouvelle économie de guerre des ressources et de « chaînes » d’approvisionnement, celles que le general intellect porte au cou. Il prend aussi à témoin la fin des délocalisations offshores (qui ont industrialisé « l’ennemi ») et leur remplacement par des délocalisations orientées vers des alliés militaires plus fiables (le friend-shoring) et par des alliances de pays dominants, qui se croient maintenant menacés.
Quel avenir nous attend, en effet, ou plutôt quel avenir va se jeter sur les ressources minières du Québec, sur son hydro-électricité et sur ses vastes territoires « vierges » (?!), ceux que des partenariats autochtones se proposent d’acheter (pour les vendre)? Tout est maintenant sur le plateau de la même balance (qui n’est pas celle de la poésie qu’il y a dans notre appartenance à la terre), y compris les eaux primordiales des rivières du Nord que convoitent les fermes de serveurs, pour s’alimenter et se refroidir. Nos dirigeants, qui poussent des pions sur cet échiquier en plastronnant, sont-ils courageux, téméraires ou inconscients? Pouvons-nous encore espérer une république, frugale et robuste, un domaine de responsabilité et de solidarité où nous pourrions contribuer, à notre manière, à la préservation d’une habitation encore humaine de la nature?
L’aut’journal a été créé en 1984 pour donner au syndicalisme, aux mouvements populaires, au féminisme, au socialisme et à l’indépendantisme internationaliste de l’ancienne gauche une presse alternative pour contrer la désinformation. Cela fait beaucoup de « ismes », mais aucun n’est encore passé de mode. Non seulement cette intention a-t-elle préservé pour les temps présents le meilleur de cette époque, mais encore a-t-elle fait corps avec l’évolution de la société et avec le déplacement des foyers de résistance : la cause des femmes n’a pas été annulée par la mutation des genres de vie, de la famille ou de l’intimité; la question de la laïcité a été redéfinie et non pas dépassée par la désinstitutionnalisation de la pratique religieuse; le confinement des autochtones et le temps des « réductions » n’ont pas pris fin avec la reconnaissance de leurs nations; et la transformation du travail aliénant en activité professionnelle subjectivement assumée ne fait que commencer. Et ainsi de suite. La crise écologique ressaisit maintenant tous les enjeux, en commençant par le projet indépendantiste; et la défense de la diversité, qui devrait reposer sur l’harmonisation des normalités et des normativités plutôt que sur leur éradication, finira bien par ramener sur le terrain de la politique la nouvelle tâche qu’elle propose à la liberté.
La majorité des médias alternatifs qui ont partagé certains des objectifs du journal au fil des ans se sont perdus en route, le plus souvent victimes d’une doctrine. Aujourd’hui, c’est le marché qui élague la parole publique, au profit de marchandises en formes de « narratifs ». Mais L’aut’journal est plus actuel que jamais.
Les quelques centaines de journalistes d’enquête que nous avons au Québec, qui travaillent le plus souvent sous contrainte, joueront dans les années à venir un rôle fondamental contre la désinformation. On se prend à espérer qu’il y en a plusieurs centaines d’autres présentement en formation. Le jugement, l’expérience, la prudence, la profondeur théorique, la connaissance historique et l’érudition ne s’enseignent pas facilement; mais elles s’acquièrent, par la pratique et à partir de modèles. Le présent essai pourra donc aussi servir d’instrument pédagogique.
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