De part et d’autre, on lit des chroniqueurs et des éditorialistes qui exigent du pragmatisme de la part du gouvernement et des centrales syndicales pour le renouvellement des conventions collectives des employés de l’État. Entre les 21% demandés sur trois ans par les syndicats et l’offre gouvernementale de 10,3% sur cinq ans, il y a une marge de négociation. Il est vrai que les citoyens s’attendent à une telle démonstration de sérieux. Mais ce que semblent demander ces commentateurs au Front commun, c’est de l’aplaventrisme.
Après les milliards consentis aux multinationales, après les 30% octroyés aux députés de l’Assemblée nationale, après les 21% sur trois ans offerts aux policiers, les employés de l’État devraient se contenter de 10,3% sur cinq ans, soit moins que l’inflation. Alors que la mobilisation s’accentue, comme par magie, le budget Girard nous annonce des temps économiques difficiles. Comme si aucun indicateur n’était visible sur les radars du gouvernement lorsqu’il a consenti à de pareilles mesures ces derniers mois. Comme s’il n’y avait pas de signes avant-coureurs des prévisions à la baisse de la croissance du PIB du Québec. Comme si l’inflation venait tout juste de s’inviter au Québec. Comme si l’on nous prenait pour des idiots.
Des médias qui félicitent le ministre Girard
Il semble que les journaux aient accepté sans broncher les propos du ministre Girard. Brian Miles, au Devoir, écrivait : « Certains diront que tout cela n’est qu’un bluff budgétaire. C’est mal connaître la nature profonde du ministre des Finances et le respect qu’il voue aux indicateurs macroéconomiques ». Ce « respect » pour les indicateurs, où était-il ces derniers mois? Pour ce qui est de la « nature profonde » de Girard, elle ne fait pas de doute : elle est à droite. Mais Miles se permet de pourfendre la gauche : « [c]ette gauche devrait intégrer dans son discours la gestion responsable des fonds publics et la recherche d’un minimum de prudence fiscale pour élargir son assise ».
Si je veux bien entendre l’argument de la « gestion responsable », il y a quelque chose qui m’interdit de l’accepter : la baisse marquée de l’imposition des grandes entreprises depuis les 30 dernières années et les milliards qui sont soudainement disponibles pour les « projets structurants », nouvelle expression à la mode pour parler de projets néolibéraux. La « rigueur budgétaire » penche toujours du même côté.
Dans La Presse, Stéphanie Grammond félicitait le gouvernement Legault de ses mesures d’austérité avant d’ajouter: « Les efforts de rigueur budgétaire risquent de passer croche dans la population, car les services ne sont pas à la hauteur dans bien des domaines et l’état de nos infrastructures ne cesse d’empirer ». C’est prendre le problème à l’envers : comment ces services pourraient-ils être à la hauteur alors que l’on coupe depuis trois décennies dans les budgets, surmène les employés de l’État et déprécie le travail de la fonction publique?
Un choix de société
Analyser la situation économique et financière actuelle sans une critique des dérives du capitalisme et de la perte de pouvoir d’achat qui perdure depuis des décennies, comme le font Miles et Grammond, c’est faire preuve de cécité. L’économie n’est pas une donnée « naturelle », neutre, ayant sa volonté propre. Les politiques économiques portent des projets de société.
Grammond concluait son éditorial ainsi : « Le gouvernement qui donnait l’impression de nager dans l’abondance lors des élections a donc un sérieux exercice de communication à faire pour que les citoyens comprennent ses choix ». Cet exercice de communication ne changera rien au fond du problème : le budget Girard est un budget idéologique plus qu’un budget pragmatique. La politique ne se résume pas à une question de communication. Elle devrait être faite de débats sur des choix de société.
Il y deux semaines, Michel Girard rappelait dans Le Journal de Montréal que le Directeur parlementaire du budget du gouvernement fédéral estime à 10 milliards $ la marge de manœuvre budgétaire du gouvernement caquiste. Il peut donc augmenter les salaires de ses employés sans même amputer sa « rigueur budgétaire ». Il est vrai que les médias grand public desservent des intérêts financiers et politiques bien précis.
Des courroies du message gouvernemental
De tout cela, Miles, Grammond et les autres commentateurs se sont bien passés de parler. Eux qui se prétendent les chiens de garde de la démocratie répètent le message du gouvernement. La CAQ n’a plus besoin de spin doctors, ces médias font sa campagne de communication.
Il n’est pas anodin que l’essentiel de leur analyse politique se concentre presque exclusivement sur les stratégies de communication du gouvernement tant ils sont pris dans leur petit monde médiatique consanguin qui est devenu la porte d’entrée en politique. Ils sont obnubilés par leur travail qu’ils jugent tellement important. Résultat : ils courent d’un communiqué à l’autre, se lisent entre eux, ânonnent en chœur. De l’analyse, de la prise de distance? De moins en moins. C’est le débat public qui en prend pour son rhume.
La question n’est pourtant pas si compliquée. Le blocage de la négociation tient d’une question idéologique plus qu’économique. Et derrière cette question des salaires, il y a surtout celle de la décrépitude de nos services publics. Il s’agit là aussi d’une question de vision politique plus que de réalisme économique. L’appel au pragmatisme des partis des privilégiés et des médias qui en sont complices est, en soi, une question politique. Sommes-nous condamnés à réduire la joute politique à un débat sur la diminution des impôts alors que le filet social s’estompe? Sommes-nous condamnés à laisser les puissants imposer leur monde? Le pragmatisme pourrait bien être de recréer un secteur public fort bénéfique au plus grand nombre.