Nous inaugurons avec cet article une nouvelle rubrique intitulée « Leçons d’histoire ». Elle sera composée d’extraits de livres, d’analyses ou d’entrevues permettant de jeter un éclairage sur les débats et les enjeux actuels. Dans certains cas, leur pertinence sautera aux yeux. Dans d’autres cas, l’à-propos ne se manifestera qu’à la suite de révélations subséquentes. Comme premier article, nous publions un extrait de Fernand Foisy, Michel Chartrand, La colère du juste. Lanctôt éditeur, 2003. Bonne lecture !
Depuis le début de sa vie publique, dès sa sortie de la Trappe d’Oka en 1934, Michel Chartrand a réalisé rapidement l’influence et l’importance des médias d’information, le quatrième pouvoir, et il constate que l’on n’est jamais si bien servie que par soi-même, car la presse capitaliste sera toujours la presse capitaliste. Elle ne diffusera que les informations qui ne risquent pas de nuire à son image et jamais elle ne donnera l’heure juste à la population.
Déjà, à cette époque, la concentration des médias dans les mains de quelques grands propriétaires frise le monopole. (Que faudrait-il dire aujourd’hui?) Le journal La Presse a été vendu en 1967 à Power Corporation, autrement dit à Paul Desmarais, qui incarne, pour plusieurs, la naissance de la concentration de la presse au Québec. Paul Desmarais est déjà copropriétaire des quotidiens régionaux Le Nouvelliste à Trois-Rivières et La Tribune à Sherbrooke. (…)
En 1970, Gesca, la filiale de presse de la Power Corporation de Paul Desmarais, détient 48,2% du tirage des quotidiens francophones du Québec. Quebecor en possède 11% et le reste est aux mains de propriétaires indépendants, mais ce ne sera pas pour bien longtemps.
Le rôle du Conseil central
Michel Chartrand a étudié tous ces chiffres et cela l’inquiète considérablement. Il envisage sérieusement la création d’un journal populaire qui véhiculerait les problèmes de la classe ouvrière. À ce moment-là, plus de 40 000 $ dorment dans les coffres du Conseil central de Montréal. Une telle occasion ne se répète pas tous les jours. Michel envisage la possibilité d’utiliser une partie de cette somme comme mise de fonds. Il réunit chez lui, sur les bords de la rivière Richelieu, des gens du milieu de l’information qu’il a triés sur le volet. On y trouve Pierre Lebeuf, réalisateur à la télévision de Radio-Canada; Paul Cliche, journaliste de métier; Gérald Godin, poète et journaliste; et André L’Heureux, du Secrétariat d’action politique de la CSN.
Il leur explique en long et en large le besoin de créer un journal populaire afin de contrer le type d’information véhiculée par les grands propriétaires des journaux à travers le Québec. Tous sont emballés par le projet et ils ne demandent pas mieux que de se joindre à cette aventure.
L’argent reste un problème. C’est le nerf de la guerre. Au terme de multiples réunions d’information, la Coopérative des publications populaires est créée, avec l’appui de la CSN, de la CEQ et de la FTQ, sans oublier le Mouvement Desjardins. Le premier projet de la Coopérative consiste à éditer un journal : il portera le nom de Québec-Presse.
Chartrand respecte l’indépendance de la presse
Mes fonctions de secrétaire de la nouvelle coopérative et représentant du Conseil central de Montréal font que je suis nommé secrétaire de la nouvelle coopérative. Michel Chartrand pour des raisons tactiques et parce qu’il croit fermement à la liberté d’information, refuse d’accepter un poste au conseil d’administration. Il ne veut surtout pas que l’on accuse le Conseil central de Montréal et son président de vouloir diriger les destinées du nouvel hebdomadaire du dimanche et encore moins l’information qui y sera diffusée. Et Pierre Lebeuf, ex-directeur de Québec-Presse, me confirmera que jamais au grand jamais Michel Chartrand n’a tenté d’imposer ses points de vue et ses politiques au comité de rédaction.
L’équipe initiale
C’est dans la salle de réunion du restaurant de Butch Bouchard, le 24 septembre 1969, qu’est fondé officiellement le journal Québec-Presse. Le premier numéro sort en kiosque le dimanche 19 octobre 1969. L’équipe éditoriale est composée de Pierre Lebeuf, directeur général, de Jacques Guay, comme chef de pupitre et des journalistes réputés Jacques Keable, Gérald Godin, Jacques Elliott, Micheline Lachance et Maurice L. Roy.
Durant les fins de semaine, des journalistes déjà à l’emploi d’autres publications viennent travailler dans la salle de rédaction de Québec-Presse. Pour éviter toutes représailles, ils ne signent pas leur article ou signent d’un pseudonyme. Nicole Gladu, de Montréal-Matin, Jules Leblanc de la CEQ, Adèle Lauzon du Star, Michel Rioux, de L’Action catholique, Louis Fournier de la station radiophonique CKAC, et Virginie Boulanger sont de ceux-là. C’est l’effervescence dans le monde l’information.
Ce sera, pour bon nombre d’entre eux, l’âge d’or du journalisme. Parmi les journalistes de métier, la création de ce nouveau média est bien accueillie car on aime cette nouvelle façon de traiter l’information, libre d’attache, sans directive ni censure.
L’implication des centrales syndicales
Dès le départ, la FTQ décide d’ajouter ses forces et son aide à la publication de Québec-Presse. Émile Boudreau et Gérard Docquier, délégué par la FTQ (d’abord hésitante), dépenseront sans compter temps et efforts dans la construction de l’hebdomadaire. La CEQ aussi apportera son aide en personnel et aux campagnes de financement.
Après plusieurs mois à la barre du journal, Pierre Lebeuf remet sa démission. Pas facile de tenir le coup. Lui succéderont Gaétan Dufour et Paul Cliche, respectivement de la FTQ et de la CSN. Parce que Québec-Presse n’est pas très riche, les deux centrales syndicales acceptent d’absorber les salaires de ses deux conseillers syndicaux, qui assumeront, l’un après l’autre, la direction générale du journal. Un peu plus d’un an après sa création, Gérald Godin prendra la relève.
Les causes d’un échec
Le journal roule bien, mais des problèmes demeurent, dont celui de l’argent : les fonds n’entrent pas assez rapidement, la distribution n’est pas encore rodée dans les régions, le Dimanche-matin, l’hebdomadaire concurrent du week-end, roule depuis quelques années à un train d’enfer.
La cerise sur le sundae arrivera lorsque les têtes dirigeantes du Parti québécois, Yves Michaud, Jacques Parizeau et René Lévesque, décideront, le soir de leur défaite électorale du 29 octobre 1973, de mettre au monde un journal indépendantiste, Le Jour. Les journalistes de Québec-Presse, Jacques Keable et Jacques Guay, tentés par la nouvelle aventure, se joignent à l’équipe de rédaction du Jour. Les deux journaux ont presque la même clientèle. Et pour ajouter à la difficulté, René Lévesque, candidat défait à la dernière élection et journaliste au Journal de Montréal, avec sa sagesse proverbiale, écrira dans sa chronique que « Québec-Presse est le bulletin du Conseil central de Montréal », alors que Jacques Parizeau, une tête d’affiche de son parti, y tient une chronique régulière!
L’argent est un problème et, pour aider la cause, notre bon gouvernement libéral a donné des directives strictes à tous ses ministères, leur interdisant d’annoncer d’aucune façon dans Québec-Presse, ce journal audacieux et non conformiste.
Pourtant, le tirage de Québec-Presse est fort respectable : une moyenne de 35 000 exemplaires vendus par semaine pour les derniers numéros, tandis que le tirage atteint 85 000 exemplaires pendant la Crise d’octobre 1970. Si on compare cette performance à celle du Devoir, dont le tirage était bien en deçà, on peut dire que nous étions sur la bonne voie. Québec-Presse n’en disparaîtra pas moins, tout juste après avoir franchi le cap de ses cinq ans, le 10 novembre 1974. Le Jour disparaîtra à son tour, après deux ans d’existence, le 27 août 1976.
Un tirage en chute libre, un réseau de distribution incapable de rejoindre le vaste public de lecteurs et une vive concurrence des journaux dits capitalistes n’ont laissé aucune place pour ces nouvelles publications. Et pourtant…
Chartrand et L’aut’journal
(…)
À défaut de se faire entendre dans Québec-Presse ou un autre journal qui pourrait s’inspirer de l’hebdomadaire français Le Canard enchaîné, Michel Chartrand collabore de très près à L’aut’journal, un mensuel tenu à bout de bras par un petit groupe de militants.
NDLR. À signaler qu’en plus de Michel Chartrand, Jacques Guay, Paul Cliche, Émile Boudreau et Micheline Lachance ont collaboré à L’aut’journal. Michel Rioux est toujours un de nos chroniqueurs.
Comme ce fut souvent le cas dans l’histoire de Québec-Presse, L’aut’journal est dans une situation financière précaire. Nous vous invitons donc à vous abonner, adhérer aux AmiEs de L’aut’journal, acheter nos livres ou tout simplement faire un don.
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