L'auteur est professeur de science politique à l'Université du Québec à Chicoutimi
Jusqu’à récemment, le récit médiatique dominant au sujet de l’invasion russe de l’Ukraine reposait sur l’idée voulant que Moscou entretenait des visées impérialistes sur les anciennes républiques de l’URSS. Dans ce cadre, l’invasion de l’Ukraine était considérée comme la première étape de cette reconquête. Ce récit, élaboré par les gouvernements d’Europe et d’Amérique de Nord, servait à justifier l’aide militaire à l’Ukraine et les sanctions imposées à la Russie. Il était par ailleurs assorti de la vision simpliste d’un conflit entre un régime dictatorial et une démocratie. En définitive, tout se réduisait à une opposition manichéenne entre le bien et le mal. De son côté, la Russie imposait elle-même son propre récit au sujet d’une prétendue lutte contre le nazisme ukrainien et autres choses du genre.
Dans un tel contexte, les analyses portées sur la nuance n’étaient guère les bienvenues. Cette situation se percevait dans certaines émissions de la télé publique, non seulement dans les reportages où suintait un évident parti pris dépourvu de toute dimension critique, mais aussi dans le choix des spécialistes interviewés. Et pourtant, les révélations les plus récentes ont plutôt tendance à infirmer le récit dominant. Quelles sont ces révélations ?
Je dois d’abord mentionner qu’en général, il ne s’agit pas de faits nouveaux. Ils étaient connus chez un certain nombre de spécialistes mais passés sous silence dans les grands médias, tels le New York Times, le Washington Post, le Financial Times ou, plus près de nous, la télévision de Radio-Canada. Faute d’espace, je ne prendrai qu’un exemple frappant. En avril 2022, une entente était sur le point d’être signée entre la Russie et l’Ukraine pour mettre fin à la guerre1. Cette entente comportait les éléments suivants : l’Ukraine renonçait à faire partie de l’OTAN en proclamant sa neutralité, le Donbass demeurait un territoire ukrainien mais avec une certaine autonomie, l’usage de la langue russe ne serait plus interdit, la question de la Crimée ferait l’objet de négociations et tout cela serait supervisé par le Conseil de sécurité de l’ONU et l’Allemagne. Zelensky avait alors exprimé son accord au sujet de la neutralité de l’Ukraine, ayant compris que l’OTAN n’était guère préparée à accepter d’y intégrer son pays.
Cet accord de principe pour mettre fin à la guerre confirmait ce que le gouvernement russe exigeait depuis longtemps au sujet de la sécurité de son territoire tout en infirmant le discours sur le début d’une invasion qui s’étendrait bien au-delà de l’Ukraine. Selon Davyd Arakhamia, proche conseiller de Zelensky, leader parlementaire du parti pro-présidentiel et négociateur pour l’Ukraine, rien n’importait davantage aux dirigeants russes que la neutralité de leur voisin, comme c’était le cas de la Finlande et de l’Autriche depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En somme, cette exigence de neutralité n’a jamais constitué un faux prétexte de la part de Poutine lorsqu’il plaidait en faveur d’une nouvelle architecture de sécurité en Europe tenant compte des craintes légitimes de son pays.
Cependant, ces péripéties n’ont pas été amenées à l’attention du public nord-américain et européen dans leur intégralité. Par exemple, les déclarations d’un acteur important dans ces négociations, l’ancien premier ministre israélien Naftali Bennett, n’avaient été que partiellement rapportées. En vain, on pouvait fouiller les grands journaux pour y retrouver la fameuse phrase où il disait explicitement que les négociations avaient cessé à la suite de l’intervention du premier ministre britannique Boris Johnson et de l’ « Occident ». Seule une vidéo2 en apportait la preuve irréfutable, les autres sources faisant l’objet de soupçons puisqu’elles étaient russes, complotistes ou marginales. Mais Bennett a bel et bel dit ceci, au sujet de l’intervention occidentale (surtout de la Grande-Bretagne et des États-Unis) concernant l’accord non encore ratifié : «Fondamentalement, oui. Ils l’ont bloqué, et je pense qu’ils ont eu tort».
Si le récit fait maintenant l’objet de contestations, c’est parce que des dirigeants ukrainiens ont commencé à se livrer à des aveux. Il devient ainsi plus difficile pour la grande presse internationale de les ignorer. Arakhamia a admis le 24 novembre dernier que l’accord de paix négocié à Istanbul avait suscité la visite inattendue du premier ministre britannique Boris Johnson le 6 avril 2022. «Lorsque nous sommes revenus d’Istanbul, Boris Johnson est arrivé à Kiyv et a dit : “Nous ne signerons rien du tout avec eux et battons-nous” 3». Compte tenu de la forte dépendance de l’Ukraine à l’égard de l’aide militaire britannique et étatsunienne, il aurait été difficile de refuser.
Pourquoi les langues se délient-elles ? À mon avis, c’est parce que l’échec de l’offensive d’été a fini par diviser profondément le leadership ukrainien. Dans une interview récemment accordée au journal britannique The Economist, le commandant en chef de l’armée ukrainienne, Valeri Zaloujny, a déclaré que la guerre avec la Russie était dans une « impasse » et qu’« il n’y aurait probablement pas de profonde et belle percée », provoquant ainsi l’ire du président Zelensky. Les relations entre les deux hommes seraient d’ailleurs particulièrement tendues depuis lors. Le pessimisme du chef militaire apparaît bien plus fondé que l’optimisme relatif du président. L’âge moyen des soldats ukrainiens est maintenant estimé à 43 ans. Une génération entière est sacrifiée au front. Les pertes du côté russe sont immenses, mais c’est également le cas du côté ukrainien alors que le rapport démographique entre les deux pays ne favorise guère ce dernier.
Malgré cela, Zelensky maintient sa volonté officielle de poursuivre la guerre coûte que coûte, au moment où un certain réalisme commencerait à se manifester au sein de l’armée. Il est d’ailleurs significatif que, pour la première fois, la popularité de Zaloujny dépasse maintenant celle du président. Un sondage récent a révélé que la cote de popularité du chef de l’état-major atteint 63%, contre 39% pour Zelensky, qui pourrait d’ailleurs perdre la prochaine course à la présidence contre Zaloujny si ce dernier présentait sa candidature4. On ignore toutefois quand elles seront tenues puisque Zelensky a décidé d’annuler celles qui devaient avoir lieu en 2024. Le maire de Kiyv lui reproche d’ailleurs de faire preuve d’un comportement de plus en plus autocratique au point où, selon ses propres mots, l’Ukraine finira par ne plus se distinguer de la Russie5.
Tout cela démontre l’ampleur du gâchis qu’aura causé le refus obstiné des pays de l’OTAN de tenir compte des exigences de la Russie en matière de sécurité. Cette dernière a évidemment commis un geste criminel à l’égard de l’Ukraine en lui faisant la guerre. Elle a agi comme n’importe quelle grande puissance, y compris les États-Unis qui n’ont jamais reculé devant l’usage de la violence pour faire valoir leurs intérêts. La mort récente d’Henry Kissinger nous l’a bien rappelé. C’est pourquoi il aurait fallu agir avec prudence dans les années qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine. Aussi tard qu’en décembre 2021, la négociation d’un compromis aurait pu s’imposer. Mais nos dirigeants ont choisi l’intransigeance. Une fois la guerre commencée, il demeurait encore possible d’y mettre fin dès avril 2022, mais « notre camp » s’y est opposé. Et depuis, des centaines de milliers de personnes sont mortes et plusieurs villes ont été détruites.
Avoir tout misé sur une victoire militaire ukrainienne a été une grave erreur. À moins que le but réel poursuivi par nos dirigeants ne corresponde pas tout à fait à ce qu’ils ont officiellement raconté. Par exemple, que l’Ukraine aurait bel et bien été instrumentalisée pour affaiblir la Russie dans le contexte actuel de reconfiguration de l’ordre mondial. Nous verrons bien. D’autres langues finiront sans doute par se délier.
1. https://www.telegraph.co.uk/world-news/2022/04/03/ukraines-negotiator-says-russia-agrees-almost-proposals/
2. Ces déclarations ont été diffusées sur sa propre chaîne Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=qK9tLDeWBzs&t=10774s
3. https://www.intellinews.com/top-ukrainian-politician-david-arakhamia-gives-seventh-confirmation-of-russia-ukraine-peace-deal-agreed-in-march-2022-302876/ Voir également : Russia Offered to End War if Ukraine Dropped NATO Bid: Kyiv Official (newsweek.com
4. https://informator.ua/uk/ukrajinci-doviryayut-zaluzhnomu-ta-ne-viryat-arestovichu-opituvannya-reytingu
5. https://www.independent.co.uk/news/world/europe/ukraine-war-russia-zelensky-klitschko-b2458171.html
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