Traité de libre-échange : Comment le Canada s’est fait manœuvrer

2024/01/26 | Par Pierre Dubuc

Les médias nous apprennent que le gouvernement Trudeau a mis sur pied un comité pour se préparer à faire face à la musique en matière de commerce et de libre-échange devant une éventuelle réélection de Donald Trump. Une sage décision car, lors de la renégociation de l’ALENA, le Canada s’est fait rouler dans la farine, comme en témoigne le compte-rendu qu’en fait le négociateur américain Robert Lighthizer dans son livre No Trade Is Free. Changing Course, Taking On China, and Helping America’s Workers (Broadside Books, 2023). L’initiative fédérale est d’autant plus pertinente que Lighthizer fait partie du comité chargé de l’élaboration du programme économique d’une nouvelle administration Trump.

Originaire de l’Ohio, Lightizer s’est opposé dès le départ au libre-échange entre le Canada, le Mexique et les États-Unis, jugeant que cela se traduirait par la perte de centaines de milliers d’emplois dans son pays. Au plan international, il s’est prononcé contre l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce et à cette idée d’un marché mondial bénéfique pour tous qui s’est imposée au lendemain de la chute du mur de Berlin.

La montée en puissance de la Chine disputant les marchés mondiaux aux États-Unis a confirmé ses appréhensions. C’était comme si les États-Unis s’étaient endormis avec « la fin de l’histoire » de Fukuyama pour se réveiller avec « le choc des civilisations » de Samuel Huntington. Lightizer a présidé, en tant que Représentant des États-Unis pour le commerce, au plus important changement de stratégie économique de l’histoire des États-Unis en imposant à la Chine et à d’autres pays des tarifs douaniers protectionnistes.

Un bilan négatif de l’ALENA

La plus grande partie de son livre est consacrée aux négociations avec la Chine, mais deux chapitres traitent du renouvellement de l’ALENA. Le bilan qu’il a fait de l’accord est totalement négatif. Les États-Unis ont perdu 700 000 emplois au profit du Mexique. La prédiction de ses promoteurs selon laquelle se créerait au Mexique une classe moyenne avec des salaires qui se rapprocheraient des salaires des travailleurs américains ne s’est pas matérialisée. Pire encore, le pouvoir d’achat tout de même accru des Mexicains s’est traduit par l’achat de biens fabriqués non pas aux États-Unis, mais en Chine, conséquence de l’adhésion de ce pays à l’OMC. De plus, souligne-t-il, l’exportation de grains américains au Mexique a eu un effet dévastateur sur les secteurs agricoles mexicains à forte densité de main-d’œuvre, alimentant l’émigration vers les États-Unis.

Trump a qualifié l’ALENA de « pire accord jamais négocié » et a promis, lors de la campagne électorale de 2016, d’y mettre fin. Lightizer l’a plutôt convaincu de le renégocier, son abolition aurait été catastrophique.

Le principal problème avec l’ALENA pour les États-Unis concernait la fabrication de voitures au Mexique. Au départ, les Trois Grands de l’automobile n’avaient transféré au Mexique que l’assemblage de voitures économiques. Mais, progressivement, les opérations à haute valeur ajoutée comme la fabrication de moteurs et de transmissions ont franchi la frontière.

Plus troublant encore pour Lightizer, le Mexique servait de porte d’entrée pour les composantes produites à l’extérieur des pays de l’ALENA.  En théorie, une voiture devait avoir 65% de contenu nord-américain pour se qualifier pour être exemptée de tarifs douaniers. Mais le Mexique ayant signé des ententes de libre-échange avec d’autres pays, des composants (électroniques, etc.), inexistants lors de la ratification de l’Accord, étaient considérés comme « pièces d’origine » d’Amérique du Nord, même s’ils étaient produits en Allemagne, en Corée du Sud, au Japon ou en Chine, si bien qu’une voiture pouvait se qualifier avec 50% de son contenu provenant de l’extérieur de l’Amérique du Nord. De plus, de 1997 à 2014, neuf des onze usines de voitures construites en Amérique du Nord l’ont été au Mexique.

Lightizer proposa de hausser le contenu régional de 65 à 85% – on s’entendra sur 75% – tout en éliminant les passe-droits. De plus, 70% de l’acier et de l’aluminium devaient être produits en Amérique du Nord. Le Mexique était aussi sommé de réformer son code du travail en y inscrivant l’obligation d’un vote secret pour la reconnaissance syndicale, l’élection des dirigeants et l’approbation des conventions collectives et d’accorder un salaire minimum de 16$ de l’heure, le tout pour mettre fin à une concurrence déloyale avec les travailleurs américains.

Dans le cas du Canada, la cible identifiée par Trump était la gestion de l’offre des produits laitiers qui protégeait le marché canadien et permettait au Canada de concurrencer les États-Unis sur les marchés étrangers. L’accès au marché canadien pour les produits laitiers américains était notre principale priorité à l’égard du Canada, affirme Lightizer.

Il y avait d’autres irritants. Par exemple, l’exemption culturelle – une relique de l’ALE Reagan-Mulroney – qui avait pour but de protéger le caractère bilingue du Canada et d’apaiser les séparatistes québécois, selon Lightizer. Elle avait été utilisée pour exclure des entreprises américaines, comme la diffusion des publicités américaines lors du Super Bowl au Canada. Lightizer reconnaît qu’il n’a pas réussi à se débarrasser de cette exception culturelle, mais se console avec l’inscription dans le nouvel Accord d’un amendement qui permet aux entreprises américaines d’imposer unilatéralement des mesures punitives contre le Canada.

Lightizer voulait éliminer la clause – tant honnie par les progressistes – qui permettait aux entreprises de poursuivre des gouvernements étrangers. Selon lui, elle était devenue une police d’assurance gratuite contre les risques politiques pour les compagnies qui désiraient transférer des emplois américains dans d’autres pays. Au Congrès, les Républicains protestèrent et Paul Ryan, le Speaker de la Chambre des représentants, déclara que le nouvel Accord ne serait pas adopté sans le maintien de cette clause.

Mais Lightizer avait l’appui de Trump et, après consultation, il s’est avéré que les seules bénéficiaires étaient les pétrolières et les gazières ayant des investissements au Mexique. Le président Nieto avait ouvert le marché des hydrocarbures aux compagnies étrangères et celles-ci craignaient un retour en arrière avec un nouveau gouvernement et de futures expropriations. Le compromis trouvé fut de restreindre la clause à ces seuls investissements.

La stratégie de négos de Trump

Lightizer raconte que la stratégie canadienne – et dans une certaine mesure celle du Mexique – était de le contourner en privilégiant des activités de lobbyisme auprès des membres du Congrès dans l’espoir qu’ils feraient des pressions sur les négociateurs américains pour qu’ils laissent tomber leurs demandes, leur menace de se retirer de l’Accord, voire l’ensemble de l’exercice. Une série d’événements allaient modifier la dynamique.

Premièrement, Trump décida d’imposer des tarifs sur l’acier et l’aluminium. Au départ, le Mexique et le Canada en furent exemptés. Mais à la condition qu’ils n’en profitent pas pour inonder le marché américain de leurs produits, remplacés par des produits de substitution en provenance d’autre pays. Quand il est apparu qu’ils ne restreignaient pas leurs exportations, Trump leur a imposé des tarifs.

Deuxièmement, Trump instaura une enquête sur les importations de voitures en provenance des deux pays en invoquant des pouvoirs relatifs à la sécurité nationale, ce qui lui aurait permis de hausser les tarifs sans aucun plafond. Une telle politique aurait été catastrophique pour le Canada et le Mexique.

Comme troisième élément, Lightizer cite le Sommet du G-7 à Charlevoix. Pour forcer la main à l’administration Trump, le gouvernement Trudeau a publié avant le Sommet une déclaration laissant faussement entendre que les négos étaient rendues à leur stade final et qu’un Accord serait bientôt annoncé. Lightizer a rapidement démenti l’information dans un communiqué.

Puis, Trudeau s’est permis de critiquer les tarifs sur l’acier et l’aluminium, lors de la conférence de presse clôturant le Sommet. Trump, qui avait déjà quitté Charlevoix, a réagi par tweet reniant sa signature sur la déclaration finale. Un de ses proches conseillers a déclaré qu’il y avait « une place en enfer pour Trudeau. » Selon Lightizer, les relations entre le Canada et les États-Unis n’avaient jamais été aussi mauvaises depuis la guerre de 1812.

Un Accord États-Unis – Mexique

Les négociations ont par la suite fait une pause dans l’attente du résultat des élections mexicaines qui se sont conclues par l’arrivée au pouvoir d’Andrés Manuel Lopez Obrado (AMLO). La stratégie américaine a alors consisté à ne négocier qu’avec le Mexique. Une entente est intervenue sur l’industrie automobile garantissant un contenu de valeur régionale, un code du travail mexicain amendé et un salaire minimum de 16$.

La clause sur la protection des investissements étrangers dans les hydrocarbures a été plus difficile à conclure, mais l’interdiction d’expropriation des installations privatisées a été obtenue en échange de l’inclusion dans l’Accord d’une déclaration de principe à saveur nationaliste pour satisfaire le gouvernement mexicain.

Un Accord États-Unis – Mexique a donc été proclamé le 27 août, soit quelques heures avant le délai prévu pour son adoption par le Congrès. Le Canada a été invité à s’y joindre, mais en laissant clairement entendre que les deux pays étaient disposés à aller de l’avant sans le Canada. Un délai de 30 jours était prévu avant que le texte définitif soit étudié par le Congrès, soit le 30 septembre.

Ce n’est que le 18 septembre que les communications rompues depuis Charlevoix ont été rétablies. Le Canada a bonifié son offre sur les produits laitiers et le nouveau texte a été adopté à 23:59 la veille du 30 septembre.

La négociatrice canadienne, Chrystia Freeland

Au Canada, les médias ont encensé la ministre Chrystia Freeland responsable des négociations. C’est un autre son de cloche que laisse entendre l’ex-ministre des Finances Bill Morneau dans son livre Where To From Here. A Path to Canadian Prosperity (ECW, 2023). Après avoir affirmé que si le Canada et les États-Unis « bénéficient de l’intégration de leurs économies, les Canadiens doivent se rappeler que d’aucune façon cela n’est un partenariat égalitaire ». Nous pouvons, poursuit-il, avoir des désaccords avec plusieurs politiques commerciales américaines, mais la meilleure attitude est de ne pas importuner les dirigeants américains. Puis, il raconte que c’est exactement ce qui s’est produit durant son mandat en citant une intervention de Chrystia Freeland.

Bil Morneau avait développé une excellente relation avec Steven Mnuchin, le Secrétaire au Trésor américain, au point d’avoir été invité à son mariage. Mais cette amitié a été rudement mise à l’épreuve lors de la renégociation de l’ALENA. Il cite un discours de Chrystia Freeland, alors ministre des Affaires étrangères, en juin 2018, lors de la réception du prix « Diplomat of the Year » de la revue Foreign Policy. Exaspérée par l’imposition de tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium canadiens, elle a alors déclaré : « Vous pouvez croire aujourd’hui que votre importance vous permet de marcher main dans la main avec vos adversaires traditionnels et être assurés de gagner, mais, si l’histoire nous enseigne quelque chose, c’est qu’aucune nation n’est éternelle. »

Quelques jours après ce discours, Morneau reçoit un appel d’un Mnuchin irrité. « Comment vous sentiriez-vous si j’étais honoré par de gens qui s’opposent à votre gouvernement, que j’irais à Ottawa pour recevoir ce prix et que je prononcerais un discours qui vous critiquerait vous et votre gouvernement, et qu’après coup je retournerais à Washington sans vous en avoir parlé? Est-ce que vous pensez que notre relation serait la même? »

Dans son livre, Lightizer couvre d’éloges Chrystia Freeland et va jusqu’à affirmer qu’il la voit comme future première ministre du Canada. Il mentionne discrètement au passage qu’il lui a arraché une clause majeure qui assure un droit de veto des États-Unis sur tout accord de libre-échange du Canada avec un pays non démocratique (lire : la Chine). Parions qu’il serait heureux de la retrouver à la table des négociations advenant une renégociation de l’Accord à la suite de la réélection de Trump.