Le spécialiste de l’histoire du syndicalisme au Québec Jacques Rouillard fait paraître l’essai Le mythe tenace de la folk society en histoire du Québec. Il s’agit d’une bonne synthèse d’une partie de la production historiographique depuis les années 1950, mais le plaidoyer qu’il sous-tend en faveur d’une lecture « normalisante » de l’histoire du Québec n’est pas convaincant parce qu’il fait l’impasse sur l’essentiel.
Le débat que présente Rouillard, sous le terme « folk society », est en fait celui de la plus ou moins grande prédominance de la ruralité, du conservatisme et de l’Église catholique dans le parcours historique québécois.
Il argumente que l’interprétation du « retard » du Québec est apparue dans les années 1950 alors que les sociologues de l’École de Chicago ont élaboré une vision raciste du développement historique, où le modèle anglo-saxon était censé être le meilleur. Ils ont étudié de manière superficielle le Québec des années Duplessis en n’analysant systématiquement que les villages canadiens-français et en évitant les centres urbains.
Leur appréciation était sans équivoque : le Québec était rural, agricole, « priest-ridden », antidémocratique, en retard sur le développement socio-économique du reste de l’Amérique du Nord. Tout cela, essentiellement, à cause d’une culture et d’une mentalité catholique prétendument rétrogrades.
La « Grande Noirceur »
Cette vision, se désole Rouillard, s’est imposée durant la Révolution tranquille et a fait des années 1960 une rupture sans précédent dans notre histoire. Alors que tout ce qui précédait était vu comme le vieux monde traditionnel, la modernité arrivait enfin au Québec. Le nom « Grande noirceur » commença à caractériser le Québec de Duplessis, voire de toute l’histoire du Québec entre 1840 et 1960. Pour d’autres, cette période devenait « le long hiver de la Survivance ».
Selon l’historien, cette interprétation est fausse. Il martèle que sa génération – ceux que l’on nomme les historiens « révisionnistes » ou « modernistes », selon la perspective que l’on adopte sur leurs travaux – a pourtant montré que la réalité historique était beaucoup plus complexe; que le conservatisme était fort, mais pas partagé par tous; que même si l’Église en menait large, elle ne menait pas le Canada français par le bout du nez; que les politiciens développaient une vision libérale de l’économie et de la politique malgré les prédications des religieux; qu’ils n’étaient pas à genou devant l’Église; que le mouvement syndical existait dès les années 1850 et devenait un acteur social majeur dès la fin du 19e siècle; que l’urbanisation allait au même rythme qu’ailleurs en Amérique du Nord; que l’État se construisait malgré la présence de l’Église; etc.
Rouillard inverse la charge des nationalistes conservateurs à la Groulx. Là où, pour eux, le Parti libéral aurait été trop canadien, trop bonne-ententiste, trop aplaventriste et le danger pour la suite du Québec serait venu essentiellement de la volonté assimilatrice du Canada, ce serait le Parti conservateur et l’Église qui seraient les ennemis du développement du Canada français. Une tradition libérale et démocratique existerait bel et bien, serait même majoritaire dans la bourgeoisie et les publications entre la fin du 19e et le milieu du 20e siècle, mais les nationalistes conservateurs auraient empêché ce mouvement de prendre toute son ampleur.
Une vision fédéraliste et libérale de l’histoire
Si je partage certains aspects de la lecture de Rouillard, il me semble que son explication fait l’impasse sur plusieurs angles morts. Pour étayer sa thèse, il n’explique jamais comment les conservateurs ont réussi à garder un contrôle certain sur le Québec malgré ce qu’il semble qualifier de position de plus en plus minoritaire, acculée, plus l’on approche des années 1930.
En fait, il développe une vision fédéraliste et libérale de l’histoire du Québec. Il rappelle à juste titre qu’une historiographie libérale – dont Thomas Chapais et F.-X. Garneau seraient selon lui les figures de proue, même si plusieurs font de Garneau le chantre du conservatisme canadien-français – est généralement occultée dans notre conception de l’histoire, préférant mettre en opposition l’École de Québec et l’École de Montréal. Cette école libérale, insiste-t-il, a développé un nationalisme canadien-français laïc à l’intérieur des belles grandes institutions et libertés anglo-saxonnes. Cela exprime assez bien où il se situe.
Il vante sans arrêt le PLQ et le PLC et, de façon générale, les « bienfaits des institutions politiques britanniques ». Si Rouillard a raison d’insister sur le rôle du PLQ, dire qu’on ne saurait reconnaître aux intellectuels des années 1950-60 « la paternité de la Révolution tranquille » est tout aussi faux que de nier l’apport du PLQ. Des intellectuels nationalistes et progressistes ont lutté tout autant que les antinationalistes de Cité libre et que le PLQ contre les idées de Duplessis. C’est que les deux voies – nationaliste et libérale québécoise – se sont croisées. Comment expliquer sinon le « Maîtres chez nous » de Lesage ?
L’interprétation de Rouillard des liens entre la Révolution tranquille et le Duplessisme n’est jamais clairement énoncée. Mais pour quelqu’un qui nie l’anormalité de notre parcours, on reste dubitatif devant certains passages. Il s’en prend à ceux qui parlent de « rattrapage » et d’anormalité de notre histoire, mais il qualifie les réformes de la Révolution tranquille de « rattrapage pour effacer le blocage social et politique des années Duplessis ». Nous n’en saurons pas davantage.
Quoi qu’il en soit, toutes les nuances ne changent rien à l’appréciation globale de notre passé : le Québec – et le Canada français avant lui – n’est pas un partenaire à parts égales du Canada qui serait un beau projet fondé en toute amitié.
Un demi-État
Rouillard insiste sur les taux d’industrialisation et d’urbanisation du Québec qui sont similaires à ceux que l’on retrouve dans les autres villes nord-américaines. Mais il ne parle que peu des propriétaires de ces industries, des conditions lamentables des locataires urbains qui travaillent dans ces usines qui exploitent les Canadiens français, des ghettos anglophones comme Westmount. Il constate que les francophones sont pratiquement exclus de la grande finance et des grandes entreprises (une dizaine d’hommes, dit-il) avant la Révolution tranquille, mais il se réjouit que la petite bourgeoisie d’affaires prospère et qu’elle fonde des chambres de commerce…
Il argumente à plusieurs reprises que l’État se construisait au Québec à côté de l’Église, et parfois en opposition. Mais l’État du Québec est un leurre. Il est au mieux un demi-État. L’État qui se construisait au même moment, et contre nous, c’est l’État canadien. Il y a d’ailleurs des absents de taille dans son livre, tous pointant vers la normalisation des relations entre le Québec/Canada français et le Canada : la guerre des Boers et les deux conscriptions, par exemple.
Une absence symptomatique
Mais il y a surtout l’absence symptomatique de Maurice Séguin. Deux mentions rapides dans tout le livre, ce qui est bien peu pour celui qui est sûrement l’historien le plus important entre les années 1950 et 1970. Séguin a analysé principalement les rapports de force politique et économique entre le Canada et le Québec. Il n’entre donc pas dans son panorama binaire.
Vers la fin de son livre, l’historien demande : « Qu’est-ce qu’une société normale? » Sous-entendu ici : toutes les sociétés sont uniques. Bien sûr, mais là n’est pas le problème. Que l’on se pose constamment la question de l’(a)normalité du Québec/Canada français, n’est-ce pas déjà admettre que le Québec n’a pas eu un développement « normal »?
Rouillard devrait se demander pourquoi la vision « moderniste » ne s’imprègne pas dans l’historiographie et la mémoire québécoise. C’est que cette interprétation se trompe. Notre histoire, oui, est faite de dépossessions de toute sorte, que toutes les statistiques normalisantes ne viendront pas à bout de faire taire. La question de la domination politique du Québec est ce qui unit toute notre histoire.
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