Rafah, dernière station de l’enfer gazaoui

2024/03/06 | Par Clothilde Mraffko

Cet article a été publié dans l’édition datée du 5 mars du journal Le Monde
 

Au cœur des faubourgs de Rafah, la foule s’abîme dans un mouvement perpétuel, à la recherche de sa survie. Ici, d’après les témoignages reçus de l’enclave, toujours interdite à la presse étrangère, un large groupe attend devant une boulangerie, là, une file s’allonge pour collecter de l’eau salée, à peine potable. Les rues de la grande ville située tout au sud de la bande de Gaza, à peine dimensionnées pour absorber les quelque 270 000 habitants qui y vivaient avant la guerre, sont submergées ; on assiste parfois à des embouteillages de piétons.

Poussés par les intenses bombardements qui dévastent l’enclave et les dizaines d’ordres d’évacuation de l’armée israélienne, plus d’un million de Palestiniens s’entassent désormais dans le gouvernorat de Rafah, une souricière de 64 kilomètres carrés devenue bout du monde, le long du mur infranchissable qui sépare Gaza du désert du Sinaï, en Egypte.

La ville refuge est la dernière qui tient encore debout sur le mince territoire côtier transformé en champ de ruines par la fureur des armes israéliennes. Les déplacés y ont pour l’instant échappé à une invasion terrestre, mais le bruit sourd des explosions et le bourdonnement des drones résonnent quasiment en permanence

« Là, présentement, malgré l’heure, il y a des bombardements », écrit au Monde Khaled Al-Afranji dans un message envoyé à une 1 heure du matin, le 28 février – le réseau, instable, ne lui permet pas de passer des appels. Ce père de trois enfants et une partie de sa belle-famille – soit vingt-deux personnes en tout – se partagent une pièce de « 4 mètres sur 4 » dans une école maternelle. « On y mange, boit, fait la lessive, dort… »

La famille a d’abord fui la ville de Gaza pour se réfugier à Nusseirat, dans le centre de l’enclave. Puis, poussés toujours plus au sud, ils ont atterri à Khan Younès et enfin à Rafah. La nièce de Khaled, Bissan Alkolak, vivait avec eux dans la petite salle de l’école maternelle. Elle a pu partir et s’envoler vers les Emirats arabes unis, mi-février. « Depuis le 7 octobre jusqu’à mon départ de la bande de Gaza, je n’ai pas vu mes cheveux ! Je dormais voilée. On tendait un drap dans un coin et on se changeait derrière. On se partageait trois toilettes pour toute l’école. Elles étaient abominables, il n’y avait pas d’eau », se souvient-elle au téléphone. Elle se lavait avec un seau, tous les vingt et un jours, au moment de la distribution municipale de l’eau.

Faute de place, l’une des femmes de la famille a acheté une tente : du plastique et des piliers de bois qu’elle a payés presque 1 000 dollars (environ 920 euros) et qu’elle a plantés là où il y avait encore de l’espace. Ces abris faits de bric et de broc ont essaimé à Rafah, érigés à la va-vite dans les champs, les rues, les jardins. Ils prennent l’eau à la moindre averse ; dans les allées boueuses de ces camps improvisés, détritus, eaux usées et eaux de pluie finissent parfois par se mêler, malgré les efforts des déplacés. Maladies respiratoires, diarrhées et hépatites A ont explosé.

«Dans les rues, les égouts sont à ciel ouvert, il y a cette odeur d’eaux usées dans la ville, dans certaines zones, à cause du système d’assainissement détruit», explique au téléphone, depuis Rafah, Rachael Cummings, cheffe adjointe de l’équipe chargée de Gaza au sein de l’ONG Save the Children. Une partie de l’aide humanitaire finit sur des bouts de trottoir, vendue à des prix exorbitants. Ces marchands à la sauvette, dont beaucoup sont des enfants, cherchent à gagner de quoi s’offrir d’autres biens de première nécessité.
 

Aide humanitaire insuffisante

Rafah est la principale porte d’entrée des convois humanitaires dans la bande de Gaza. L’aide y est mieux distribuée qu’ailleurs, mais elle reste très largement insuffisante. Trouver des couches ou des protections hygiéniques relève de l’exploit. Certains produits arrivent périmés ou moisis d’avoir trop attendu à la frontière.

«Il n’y a pas de fruits, pas de viande. Le kilo de riz est à 20 dollars [18 euros]», se désespère Khaled Al-Afranji. Sans revenus depuis cinq mois, le commerçant de 37 ans survit quasi exclusivement grâce aux distributions de l’«agence» – c’est le nom que donnent les Gazaouis à l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens, l’UNRWA. Cette institution-clé prend aujourd’hui en charge une large partie de l’administration du quotidien des habitants de l’enclave palestinienne, faute de véritable gouvernement. « Je n’arrive plus à supporter, psychologiquement je suis à bout. Les relations entre les gens sont très mauvaises car nous sommes tous sur les nerfs », résume Khaled dans une série de messages lapidaires.

Rafah, tout en étant moins ciblée, n’est pas épargnée par les bombardements israéliens. Le 2 mars, le ministère de la santé local a annoncé qu’au moins onze Palestiniens ont été tués dans une frappe israélienne sur des tentes de déplacés, devant la maternité de l’hôpital émirati. « Des familles entières ont été décimées dans le cadre d’attaques israéliennes alors qu’elles s’étaient réfugiées dans des zones dites sûres et sans aucun avertissement », concluait de son côté, le 12 février, Erika Guevara-Rosas, la directrice du plaidoyer d’Amnesty International, dans un rapport qui étudiait en détail quatre bombardements sur Rafah entre décembre 2023 et janvier.

Ces frappes ont tué 95 Palestiniens ; il s’agissait pour la moitié d’enfants dont la plus jeune avait trois semaines. Début février, quand Israël a annoncé que Rafah était dans son viseur, les déplacés se sont alors effondrés. Certains ont repris la route, remontant vers les zones du centre de l’enclave ; ils y ont trouvé plus de bombardements et moins d’aide humanitaire. « Les gens, en général, ont très peur que l’armée arrive à Rafah et nous oblige à une autre évacuation après que nous avons acquis une sorte de stabilité dans les camps. Même si les conditions y sont difficiles, cela reste plus supportable que le déplacement », décrit par message Fares Arafat, un infirmier originaire de la ville de Gaza.
 

Des « gens traumatisés »

Il a fui vers le sud à la mi-novembre 2023, quand l’hôpital Al-Shifa, où il travaillait, a été pris d’assaut par l’armée israélienne. Avant la guerre, il avait terminé ses études supérieures, se préparait à une vie « stable ». « Aujourd’hui, je vis sous une tente. J’ai l’impression que je n’accomplis rien si ce n’est de continuer à vivre. Je traverse souvent de terribles vagues de dépression et de frustration », rapporte-t-il.

Le jeune homme de 22 ans aide à la clinique du camp, bénévolement. Beaucoup de patients souffrent d’anxiété. « Ils n’ont pas d’argent, beaucoup ont perdu des proches, des enfants », décrit-il. Lui encaisse, mais craint un jour « d’exploser ». « Les gens redoutent ce qui les attend et sont aussi profondément traumatisés par ce qui leur est arrivé, constate Rachael Cummings. Les parents à qui j’ai parlé se sentent incapables de soutenir leurs enfants, même s’ils le souhaitent. Ils évoquent des problèmes de sommeil, des petits se réveillent la nuit en pleurs, ou après un cauchemar… »

Tout ce qui constituait le tissu d’une vie normale a disparu. « Tout est devenu un supplice », lâche Khaled Al-Afranji. Il n’a pour l’instant pas les moyens de se payer le passage vers l’Egypte, qui se négocie autour de 5 000 dollars (4 611 euros) par personne. Les rares fois où il imagine son futur, il ne le voit pourtant plus à Gaza, mais à l’étranger. « Il n’y a plus d’école, je n’ai pas de travail, tout est détruit. Je dois penser à l’avenir de mes enfants », écrit-il.