Voilà un essai qui me déprime profondément : Le retour des Bleus (Liber, 2024)d’Étienne-Alexandre Beauregard. Il me déprime parce que, même s’il pense qu’il est en train de « décrire à nouveaux frais » l’histoire intellectuelle du Québec, il n’incarne qu’une énième déclinaison de l’obsession des néoconservateurs pour « l’identité ».
Même s’il est « titulaire d’un baccalauréat en science politique et philosophie », cet autre disciple de Mathieu Bock-Côté nous fait subir « ses analyses » sur l’ensemble de l’histoire du Québec. En moins de 200 pages qui régurgitent des idées aussi vieilles que l’Acte d’Union, le grand historien Beauregard nous explique « les racines intellectuelles du nationalisme québécois » en opposant les « Bleus » aux « Rouges ».
Après près d’un demi-siècle de fréquentation d’archives, l’historien Yvan Lamonde a pourtant montré dans les quatre tomes de son Histoire sociale des idées au Québec (près de 2000 pages) toute la complexité de notre rapport aux idéologies entre la Conquête et les années 1960. Beauregard n’y fait même pas référence. Peut-être a-t-il peur que le diable ne se cache réellement dans les détails.
Une fausse dichotomie qui simplifie la réalité
Pour ce rédacteur de discours de François Legault, les Bleus sont les bons conservateurs, les Rouges, les méchants libéraux et les méchants progressistes – entendre les solidaires. Même s’il dit qu’il ne faut pas confondre ces deux idéaux types avec les partis politiques du même nom, on voit bien qu’il s’agit essentiellement de la même chose pour lui. Ces deux positions seraient autant de visions « de la nature humaine ».
Beauregard déclame des vérités simples sous des airs de nouveautés. Il vient de comprendre que le libéralisme et le conservatisme relevaient de visions différentes de la nature de l’humain, de sa rationalité, de son rapport à la tradition, à la transmission et au progrès, de la préséance à donner à l’individu ou au groupe, etc.
Mais c’est là que son « génie » entre en jeu. Selon Beauregard, les Bleus prennent leurs idées chez ce nouveau héros pour autonomistes en manque de sensations, François-Xavier Garneau, alors que les Rouges tirent leurs racines intellectuelles de nul autre que Lord Durham! Tout ce qui est Rouge vient du plus pourri des Anglais! Aux poubelles les républicains libéraux comme Papineau et De Lorimier, c’est Durham qui fonde le « rougisme ».
Disons qu’il s’agit là d’un portait à peine caricatural. Beauregard ressert à satiété les mêmes idées et s’abreuvent aux mêmes auteurs que les autres jeunes néoconservateurs : Garneau, Groulx, Dumont (dont ils ne voient que le conservatisme), Bédard, Gélinas, Courtois, Bock-Côté. Mais leur arrivent-ils de lire d’autres auteurs, ces néoconservateurs si unanimes qu’ils semblent littéralement interchangeables ?
Avec la malhonnêteté d’un défenseur du « gros bon sens » (il préfère parler du « sens commun » sans se demander qui décide de ce sens), Beauregard glisse ici et là des références au méchant marxisme afin de discréditer subtilement des positions adverses. On passe d’une critique du libéralisme à l’association du libéralisme au marxisme, comme au bon temps des années 1920-1950.
Pire encore, il ressasse les vieilles niaiseries de la fin du 19e et du début du 20e siècle : les idées « modernes libérales » sont des idées « anglaises », alors les conservateurs sont porteurs « d’une autre modernité » proprement québécoise. Tout ce qui ne vient pas des Bleus n’est donc pas Canadiens français/Québécois. « Le ciel est bleu, l’enfer est rouge », disait-on à une autre époque… qui semble de plus en plus redevenir la nôtre.
L’histoire du Québec est prétendument une histoire naturellement bleue
Depuis 20 ans, ces néoconservateurs prétendent non seulement que la Révolution tranquille a été préparée de longue date – ce avec quoi je suis en partie d’accord -, mais que cette révolution vient essentiellement des idées des bons Bleus, pour qui, bien sûr, le sacro-saint Groulx fait figure de guide. Beauregard nous dit maintenant que l’époque des années 1960-70 représente « la victoire posthume de Maurice Duplessis » parce qu’on voit « ses positions nationalistes devenir hégémoniques ». Mieux encore, l’autonomisme de Duplessis devient le moment clé de la création de l’État du Québec (même si le mot n’existe pas avant Lesage)! Lesage jouerait maintenant le rôle de « fils spirituel » de Duplessis sur la question de l’État.
Comme toujours pour ces néconservateurs, il faut réhabiliter Duplessis. Pour Beauregard, il devient « un premier ministre plébiscité par le peuple québécois ». Évidemment, la corruption, le trucage électoral et le patronage n’expliquent pas ses victoires, même en partie. Évidemment, le contrôle social de l’Église n’aide en rien à comprendre ce « plébiscite ». Évidemment, le rôle de l’Église est d’ailleurs évacué de son panorama, tout comme les nombreux accrocs aux droits des minorités et à la démocratie. Ce ne sont là que des détails pardonnables pour un homme si pleinement canadiens français.
Nous n’avons pas fini de faire des trouvailles incroyables dans ce livre. Voilà maintenant que « le néonationalisme est en quelque sorte une radicalisation du groulxisme, mais qui dissocie nation et religion ». Hors de Groulx, point de salut. Groulx serait partout, même au RIN, à Parti Pris, au FLQ, à la CSN, au FLF, chez Maurice Séguin (qui n’est pour les néoconservateurs qu’un émule de Groulx). Saint-Lionel, ayez pitié de nous.
Est-ce si difficile d’admettre que les conservateurs et les libéraux font tous deux parties de notre histoire, même si ce n’est pas nécessairement à parts égales ? Comme c’est souvent le cas chez les néoconservateurs, Beauregard naturalise et essentialise tout : le « courant bleu » est « naturellement plus proche » des Canadiens français/Québécois alors que les Rouges sont « naturellement hostiles au nationalisme ». La nation est donc conservatrice où elle n’est pas. Comment espérer unir un peuple avec une vision si dichotomique?
Il n’est d’ailleurs pas surprenant que Beauregard oppose toujours le bon peuple (postulé comme bleu conservateur par essence) qui sait d’instinct le fin fond des choses et la méchante élite rouge qui se croit supérieure au peuple. Ceci ne l’empêche de reprocher à Trudeau père et à QS d’établir une même opposition binaire au profit des idées libérales. De toute façon, on sait bien que les Rouges sont des pelleteux de nuages. L’auteur affirme même que le populisme est « démocratique » et que ce sont les « progressistes » qui sont antidémocratiques. Tout est dans tout, comme on dit.
Mieux encore : les néoconservateurs auraient une vision « républicaine enracinée » de la vie politique (comment cela serait possible dans un Canada de monarchie parlementaire, on ne le sait pas…). Que quelqu’un d’obnubilé par la culture et l’identité comme Beauregard prétendre défendre une vision républicaine est plutôt étonnant.
Une mentalité d’assiégés qui désunit
En lisant les néoconservateurs, et c’est particulièrement frappant chez Beauregard, on a sans arrêt l’impression qu’il y a les bons, les vrais Québécois – conservateurs – et les mauvais, les faux Québécois – libéraux et progressistes – qui sont contre le vrai Québec. Il se plaint que l’on caricature les Bleus, mais il réduit les Rouges essentiellement à Trudeau père et à Cité libre. Il n’aborde pas les critiques plus subtiles et nuancées du conservatisme, surtout celles qui se disent nationalistes mais de gauche. Mais il s’agit là d’une autre méthode de division qu’il emprunte à son mentor MBC : on érige les plus intransigeants en absolu et on démonise la position adverse. Vous êtes alors avec nous ou contre nous. Voilà qui est rassembleur!
Les néoconservateurs se dépeignent comme des assiégés, des censurés alors qu’ils sont partout, littéralement, dans les médias depuis 20 ans. On ne voit qu’eux et les solidaires, comme si les autres courants de pensée n’existaient plus. Mais cela ne les empêche pas, à l’image de MBC, de crier à la censure… sur 30 plateformes différentes. Cette position qu’ils se donnent dans le champ intellectuel, ils la transposent au Québec en entier : un Québec qui doit se défendre des « invasions barbares » plutôt que d’attaquer le système canadien.
Beauregard, on le comprend dans son panorama de « l’anthropologie bleue » a peur du chaos et de la barbarie qui ne viennent pas de la « civilisation française ». Il semble tout droit sorti du 19e siècle quand il affirme que « la culture est donc ce qui sépare l’animal de l’humain » et que les Bleus sont « les défenseurs de l’individu civilisé par la culture ». Plus aucun éthologue, biologiste, anthropologue ou sociologue sérieux ne prétend une telle aberration.
Tout ce long parcours, ce long et pénible argumentaire redondant et mal ficelé, pour en arriver aux mêmes idées fixes néoconservatrices en fin de livre : sauvons l’identité québécoise des méchants immigrants et de leurs complices libéraux et woke. Et si Beauregard affirme que son conservatisme n’est pas traditionalisme, qu’il est en faveur des changements « nécessaires » (qui décide de la nécessité, on ne le sait pas, mais on imagine que ce sera la majorité d’ascendance canadienne-française), il n’en a pas moins une vision essentialiste du monde.
Je me demande d’ailleurs pourquoi tous ces néoconservateurs sentent autant le besoin de revendiquer haut et fort cette idéologie. Ne peuvent-ils pas simplement se dire Québécois? À moins qu’ils ne se perçoivent encore comme des Canadiens français? Chose certaine, ils ne parlent jamais de façon positive des Québécois de souches autres que canadienne-française … quand ils en parlent.
Une vision essentialiste figée
Pour un Bleu qui affirme que tout doit être ramené à un cadre précis, national, singulier, contrairement aux Rouges qui voudraient essentiellement d’un être humain qui serait universel, pareil en tout lieu, il est étonnant de voir Beauregard passer d’une époque à l’autre comme si la logique de l’historicité n’existait pas. Voilà que Durham et John Rawls se côtoient, qu’il passe d’un texte de Groulx à une critique de Nadeau-Dubois dans le même paragraphe. « L’homme abstrait » dont il affuble les Rouges est en fait l’homme anhistorique pour les Bleus, même s’ils s’en défendent : il y aurait des invariants dans le peuple québécois qui seraient bons de tout temps.
Cette idée de « permanence » parcourt tout le livre. Beauregard dit, sans vraiment comprendre le sens véritable du concept de Pierre Vadeboncoeur, que les conservateurs sont contre l’idée de « permanence tranquille ». Par ce concept, Vadeboncoeur critiquait la propension du Québec de croire qu’il sera là de tout temps, qu’il ne saurait disparaître, qu’il est hors du temps, que tout peut attendre maintenant afin de se produire plus tard.
Paradoxalement, Beauregard appelle sans arrêt à conserver ce que le Québec a de « permanent » et il affirme que l’État du Québec a le rôle « d’agir en tant que gardien de la permanence d’un peuple ». Et c’est bien là le problème : ce peuple n’est plus le même qu’à l’époque de Groulx, et c’est tant mieux. Il n’a d’ailleurs jamais été uniquement celui que prétendait Groulx. Les racines du Québec ne sont pas que canadiennes-françaises et catholiques.
Comme c’est souvent le cas chez les néoconservateurs, Beauregard abuse de l’erreur d’argumentation courante que l’on nomme le faux dilemme. Il laisse entendre que notre histoire est dichotomique – soit Bleu, nationaliste et pro-collectivité, soit Rouge, antinationaliste et pro-individu - comme si l’on ne pouvait pas être pour les libertés individuelles et pour la nation québécoise. L’indépendance, qui rendra les Québécois normaux dans leur pays, est la seule façon de régler ce dilemme entre individu et collectivité.
Revenir au politique
La plupart des Rouges qu’aborde Beauregard dans son essai sont des politiciens fédéraux. Cela devrait lui faire comprendre que le problème c’est le fédéral, l’État canadien, pas les immigrants, mais ce n’est pas le cas. C’est que Beauregard est un autonomiste. S’il affirme que l’indépendance pourrait être souhaitable, il ne la voit pas comme une nécessité absolue, à l’instar de son maître Groulx. C’est pourquoi il croit que l’État-nation du Québec existe dans le Canada et que Meech aurait représenté une avancée majeure – voire suffisante - pour le Québec.
« Plus soucieuse de la nation elle-même que du régime politique qui la portera, affirme-t-il, cette pensée bleue trouve son unité non pas dans le débat constitutionnel, mais dans son appui au rôle national de l’État québécois ». Il dit plus loin que la nation est « une manière de réconcilier l’ancien et le nouveau, d’atteindre l’universel (la citoyenneté et la démocratie) par le particulier (une culture commune qui rassemble les citoyens et fonde le sujet politique) ».
C’est précisément là que tout se joue. Beauregard, comme les autres conservateurs, confond tout. Il confond nation et État. La culture n’est pas ce qui « fonde le sujet politique » et il est réducteur d’affirmer que « l’indépendantisme vise la survie culturelle de la nation québécoise ». C’est une erreur de l’esprit québécois qui n’a jamais connu la souveraineté. Le sujet politique se fonde dans la recherche du pouvoir et de la liberté, point final.
Et ce pouvoir s’incarne essentiellement dans la souveraineté d’un peuple et dans l’indépendance d’un État. La nation est un leurre lorsque vient le temps de parler de politique. Qui plus est, l’universel n’est pas non plus réductible à « la citoyenneté et la démocratie ». Chaque culture a aussi quelque chose d’universel. Il semblerait que cette simple logique anthropologique échappe à l’auteur.
L’État-nation dont parle Beauregard n’a pas d’avenir dans le Canada. Sa nation est gangrénée par la nation canadienne. Et l’État canadien annihile le demi-État québécois. Il n’est pas anodin que, pour lui, les débats sur notre avenir se font toujours entre Québécois/Canadiens français. S’il évoque par moments des interventions du fédéral, c’est pour lui un facteur ponctuel plus que systémique.
Pour Beauregard, Groulx ne serait pas apolitique puisqu’il voulait d’un État français. De la même façon, il affirme que Duplessis a créé un véritable État du Québec. Mais cet État dans le Canada est en soi apolitique puisqu’il n’a pas d’emprise sur les vraies questions politiques. Il relève plus d’une gestion administrative que politique. Et les deux exemples sont tellement mal choisis puisque ni Groulx ni Duplessis ne voulaient enlever une parcelle de pouvoir à l’Église, qui représente l’antithèse même du politique, comme l’explique par exemple Marcel Gauchet dans La condition politique.
Il n’est pas surprenant d’apprendre que Beauregard écrit les discours de François Legault et que le gratin de la CAQ était présent au lancement de ce livre qui ressasse de vieilles idées dans des habits qui ne sont même pas neufs. Cet essai est précisément en phase avec ce que notre époque a de plus triste : une pensée provincialiste mollement autonomiste qui ne saisit rien à la dynamique du pouvoir et est obsédée par l’immigration, la laïcité et « l’identité québécoise ».
Selon Beauregard, les Bleus se divisent entre séguinistes et autonomistes. Clairement, il ne comprend pas les subtilités de l’analyse de Maurice Séguin, qui n’est pas le continuateur radical de Groulx. Séguin ne pourrait prétendre qu’il n’y a qu’une gradation entre autonomisme et indépendantisme puisque cette gradation élude la question centrale de son œuvre : l’autonomiste survit dans « l’oppression essentielle » que représente le Canada, là où l’indépendantiste vit et « agit par soi » au Québec.
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