Voilà un essai qui me déprime profondément : « Le retour des Bleus » (Liber, 2024) d’Étienne-Alexandre Beauregard. Il me déprime parce que, même s’il pense qu’il est en train de « décrire à nouveaux frais » l’histoire intellectuelle du Québec, il n’incarne qu’une énième déclinaison de l’obsession des néoconservateurs pour « l’identité ».
Même s’il est « titulaire d’un baccalauréat en science politique et philosophie », cet autre disciple de Mathieu Bock-Côté nous fait subir « ses analyses » sur l’ensemble de l’histoire du Québec.
Une fausse opposition
qui simplifie la réalité
Pour ce rédacteur de discours de François Legault, les Bleus sont les bons conservateurs, les Rouges, les méchants libéraux et les méchants progressistes – entendre les solidaires. Même s’il dit qu’il ne faut pas confondre ces deux idéaux types avec les partis politiques du même nom, on voit bien qu’il s’agit essentiellement de la même chose pour lui.
Beauregard déclame des vérités simples sous des airs de nouveautés. Il vient de comprendre que le libéralisme et le conservatisme relevaient de visions différentes de la nature de l’humain, de sa rationalité, de son rapport à la tradition, à la transmission et au progrès, de la préséance à donner à l’individu ou au groupe, etc.
Mais c’est là que son « génie » entre en jeu. Selon Beauregard, les Bleus prennent leurs idées chez ce nouveau héros pour autonomistes en manque de sensations, François-Xavier Garneau, alors que les Rouges tirent leurs racines intellectuelles de nul autre que Lord Durham! Tout ce qui est Rouge vient du plus pourri des Anglais! Aux poubelles les républicains libéraux comme Papineau et De Lorimier, c’est Durham qui fonde le « rougisme ».
Avec la malhonnêteté d’un défenseur du « gros bon sens », Beauregard glisse ici et là des références au méchant marxisme afin de discréditer subtilement des positions adverses. On passe d’une critique du libéralisme à l’association du libéralisme au marxisme, comme au bon temps des années 1920-1950.
Pire encore, il ressasse les vieilles niaiseries de la fin du 19e et du début du 20e siècle : les idées « modernes libérales » sont des idées « anglaises », alors les conservateurs sont porteurs « d’une autre modernité » proprement québécoise. Tout ce qui ne vient pas des Bleus n’est donc pas Canadiens français/Québécois.
Une histoire prétendument naturellement bleue
Depuis 20 ans, ces néoconservateurs prétendent non seulement que la Révolution tranquille a été préparée de longue date – ce avec quoi je suis en partie d’accord –, mais que cette révolution vient essentiellement des idées des bons Bleus pour qui, bien sûr, le sacro-saint Groulx fait figure de guide. Beauregard nous dit maintenant que l’époque des années 1960-70 représente « la victoire posthume de Maurice Duplessis » parce qu’on voit « ses positions nationalistes devenir hégémoniques ». Mieux encore, l’autonomisme de Duplessis devient le moment clé de la création de l’État du Québec! Lesage jouerait maintenant le rôle de « fils spirituel » de Duplessis sur la question de l’État.
Voilà qu’on apprend aussi que « le néonationalisme est en quelque sorte une radicalisation du groulxisme, mais qui dissocie nation et religion ». Hors de Groulx, point de salut. Groulx serait partout, même au RIN, à Parti Pris, au FLQ, à la CSN, au FLF, chez Maurice Séguin. Saint-Lionel, ayez pitié de nous.
Est-ce si difficile d’admettre que les conservateurs et les libéraux font tous deux parties de notre histoire? Comme c’est souvent le cas chez les néoconservateurs, Beauregard naturalise et essentialise tout : le « courant bleu » est « naturellement plus proche » des Canadiens français/Québécois alors que les Rouges sont « naturellement hostiles au nationalisme ». La nation est donc conservatrice où elle n’est pas. Comment espérer unir un peuple avec une vision si dichotomique?
Une mentalité d’assiégés
qui désunit
En lisant les néoconservateurs, on a sans arrêt l’impression qu’il y a les bons, les vrais Québécois – conservateurs – et les mauvais, les faux Québécois – libéraux et progressistes – qui sont contre le « vrai » Québec. Beauregard se plaint que l’on caricature les Bleus, mais il réduit les Rouges essentiellement à Trudeau père et à Cité libre. Il n’aborde pas les critiques plus subtiles et nuancées du conservatisme, surtout celles qui se disent nationalistes, mais de gauche.
Tout ce long parcours, ce long et pénible argumentaire redondant et mal ficelé, pour en arriver aux mêmes idées fixes néoconservatrices en fin de livre : sauvons l’identité québécoise des méchants immigrants et de leurs complices libéraux et wokes.
Je me demande d’ailleurs pourquoi tous ces néoconservateurs sentent autant le besoin de revendiquer haut et fort cette idéologie. Ne peuvent-ils pas simplement se dire Québécois? À moins qu’ils ne se perçoivent encore comme des Canadiens français? Chose certaine, ils ne parlent jamais de façon positive des Québécois de souches autres que canadienne-française… quand ils en parlent.
Beauregard abuse du faux dilemme. Il laisse entendre que notre histoire est dichotomique – soit Bleu, nationaliste et procollectivité, soit Rouge, antinationaliste et pro-individu – comme si l’on ne pouvait pas être pour les libertés individuelles et pour la nation québécoise. L’indépendance, qui rendra les Québécois normaux dans leur pays, est la seule façon de régler ce dilemme entre individu et collectivité.
Revenir au politique
La plupart des Rouges qu’aborde Beauregard dans son essai sont des politiciens fédéraux. Cela devrait lui faire comprendre que le problème c’est le fédéral, l’État canadien, pas les immigrants, mais ce n’est pas le cas. C’est que Beauregard est un autonomiste. S’il affirme que l’indépendance pourrait être souhaitable, il ne la voit pas comme une nécessité absolue, à l’instar de son maître Groulx. C’est pourquoi il croit que l’État-nation du Québec existe dans le Canada et que Meech aurait représenté une avancée majeure – voire suffisante – pour le Québec.
« Plus soucieuse de la nation elle-même que du régime politique qui la portera, affirme-t-il, cette pensée bleue) trouve son unité non pas dans le débat constitutionnel, mais dans son appui au rôle national de l’État québécois ». Il dit plus loin que la nation est « une manière de réconcilier l’ancien et le nouveau, d’atteindre l’universel (la citoyenneté et la démocratie) par le particulier (une culture commune qui rassemble les citoyens et fonde le sujet politique) ».
C’est précisément là que tout se joue. Beauregard, comme les autres conservateurs, confond tout. Il confond nation et État. La culture n’est pas ce qui « fonde le sujet politique » et il est réducteur d’affirmer que « l’indépendantisme vise la survie culturelle de la nation québécoise ». C’est une erreur de l’esprit québécois qui n’a jamais connu la souveraineté. Le sujet politique se fonde dans la recherche du pouvoir et de la liberté, point final.
Et ce pouvoir s’incarne essentiellement dans la souveraineté d’un peuple et dans l’indépendance d’un État. La nation est un leurre lorsque vient le temps de parler de politique. Qui plus est, l’universel n’est pas non plus réductible à « la citoyenneté et la démocratie ». Chaque culture a aussi quelque chose d’universel.
L’État-nation dont nous parle Beauregard n’a pas d’avenir dans le Canada. Sa nation est gangrénée par la nation canadienne. Et l’État canadien annihile le demi-État québécois. Il n’est pas anodin que, pour lui, les débats sur notre avenir se fassent toujours entre Québécois/Canadiens français. S’il évoque par moments des interventions du fédéral, c’est pour lui un facteur ponctuel plus que systémique.
Selon Beauregard, les Bleus se divisent entre séguinistes et autonomistes. Mais Maurice Séguin n’est pas le continuateur radical de Groulx. Séguin ne pourrait prétendre qu’il n’y a qu’une gradation entre autonomisme et indépendantisme puisque cette gradation élude la question centrale de son œuvre : l’autonomiste survit dans « l’oppression essentielle » que représente le Canada, là où l’indépendantiste vit et « agit par soi » au Québec.