Je ne savais pas que j’allais me retrouver au cœur d’une guerre

2024/06/07 | Par Orian Dorais

Le 29 juin 2014, le groupe armé État islamique (Daech) proclame l’établissement d’un califat salafiste dans le nord de l’Irak et l’est de la Syrie, après avoir rapidement conquis de vastes territoires dans ces deux pays. Pour consolider son pouvoir, l’organisation terroriste multiplie les actes de sauvagerie, particulièrement envers les peuples kurdes et yézidis, victimes de tentatives de nettoyage ethnique. Dix ans plus tard, le califat a été démantelé, mais Daech demeure une menace latente au Proche-Orient et le souvenir de ses atrocités est encore vif.  

En 2014, Zaynê Akyol – cinéaste québécoise d’origine kurde – était en Irak pour tourner son premier long-métrage. En 2019, elle s’est rendue en Syrie pour réaliser un deuxième film. Ses documentaires Gulîstan, terre de roses (2016) et Rojek (2022) offrent un regard privilégié sur le conflit avec Daech. Sa démarche nous permet de voir les évènements de la dernière décennie du point de vue kurde – trop souvent ignoré – et de mieux comprendre les différents belligérants. Souhaitant contribuer au devoir de mémoire, je m’entretiens avec elle de son oeuvre.

Orian Dorais : Pour bien comprendre ta démarche, peux-tu d’abord me parler de ton parcours de vie ? Quand es-tu arrivée au Québec ?

Zaynê Akyol : Je suis née en janvier 1987, dans un minuscule village au centre de la Turquie. Ma famille ne vivait pas au Kurdistan, parce que mes arrière-grands-parents l’ont fui en 1937, après un massacre turc dans la ville de Dersim. Les Kurdes ont vécu beaucoup de persécution en Turquie, comme les Arméniens et les Grecs d’ailleurs. Mon village natal était très modeste et peuplé de fermiers semi-nomades.

En août 1991 – j’avais presque cinq ans – ma famille a immigré à Montréal. Quelques mois plus tard, j’ai été infectée par la tuberculose ! J’ai passé beaucoup de temps à Sainte-Justine, ce qui m’a fait manquer des journées en maternelle et, donc, a nui à mon apprentissage du français.

Parlant la langue avec difficulté et étant souvent à l’hôpital, en quarantaine, j’étais solitaire, mais j’avais une amie qui s’appelait Gulîstan. Ce nom-là va revenir. Gulîstan était une jeune femme qui vivait dans le même immeuble que nous, elle me gardait quand mes parents travaillaient et je la croisais souvent au centre culturel kurde de notre quartier.

J’étais tellement contente d’avoir une confidente qui parlait ma langue et m’encourageait à l’école. Elle était belle, patiente et intelligente… elle était parfaite! Mais, quand j’avais sept ans, elle a disparu du jour au lendemain, sans me dire « au revoir » et j’en ai gardé un chagrin profond. J’ai appris plus tard qu’elle était retournée en Turquie, puis était passée au Kurdistan irakien pour joindre le bras armé du Parti Kurde des Travailleurs (PKK). Gulîstan est morte en 2000, tuée durant une opération coordonnée par le gouvernement turc.

La culture kurde et l’expérience féminine

O. D : Et comment as-tu commencé ta carrière cinématographique?

Z. A. : J’ai fait mon baccalauréat et ma maîtrise en cinéma à l’UQÀM, de 2007 à 2014. En 2010, pour la fin de mon bac, j’ai réalisé un premier court-métrage, Sous deux ciels, à propos de ma tante qui attendait d’être réunie avec sa famille. Dès le début, les thèmes de la culture kurde et de l’expérience féminine étaient présents dans mon travail.

Le département de cinéma avait comme règle que les projets devaient être tournés dans un rayon de 50 km de Montréal. J’ai naturellement filmé la moitié du court-métrage en Turquie (rires). Déjà, à l’époque, j’avais tendance à voir grand en documentaire! Ça a payé, le film a été présenté au Festival de Cannes et au festival d’Abu Dhabi, deux évènements majeurs.

En 2011, je me suis inscrite à un concours organisé par l’UQÀM et l’ONF. Il fallait développer un projet de court-métrage – fiction ou documentaire – et le prix était une bourse pour réaliser le film. J’ai décidé de dédier un film à Gulîstan et de montrer à quoi ressemblait sa vie dans les forces kurdes en filmant les recrues féminines. J’ai gagné le concours, mais, en travaillant l’idée, je me suis rendu compte qu’il y avait assez de matière pour en faire un long-métrage. Il fallait convaincre l’ONF d’accepter.

O. D. : Étant donné que ton premier long s’appelle « Gulîstan », j’en déduis que ça a marché.

Z. A. : Ça n’a pas été de tout repos. Pour prouver aux institutions que le projet était faisable, j’ai emprunté 11 000$ à des proches et je suis partie au Kurdistan irakien avec une petite équipe, pour tourner une démo. J’avais un contact qui avait promis de me mettre en lien avec le PKK. Il a essayé de me dissuader, il me disait que c’était trop dangereux, mais j’ai été inflexible et il a cédé.

Pendant cinq jours, j’ai pu filmer les troupes kurdes qui s’entrainaient dans les montagnes. Ensuite… l’armée iranienne nous a attaqués! Les bombardements ciblaient la montagne voisine, mais je voyais les explosions d’où j’étais. Il a fallu partir, mais j’avais mon matériel. À mon retour, j’ai appris qu’une demande de subvention que j’avais faite à la SODEC avait été acceptée. J’ai pu rembourser mon prêt et monter une démo, qui m’a permis de convaincre les institutions, dont l’ONF, d’appuyer mon projet dans sa forme longue. Une semaine après avoir déposé mon mémoire de maîtrise, à l’été 2014, je partais en tournage.

Au cœur du califat

O. D. : Si je comprends bien, c’était peu après la proclamation du califat. Est-ce que tu as hésité à te lancer?

Z. A. : Ça peut sembler étrange de dire ça aujourd’hui, mais on ne pensait pas que Daech attaquerait les Kurdes. On ne pensait pas que son territoire s’étendrait si loin, si vite. Alors que nous nous rendions au Kurdistan irakien, des milliers de personnes essayaient d’en sortir. Ça semblait un peu absurde de vouloir entrer dans une région que tant de gens essayaient de fuir. Mais nous avons persisté.

Le jour de notre arrivée, le 3 août 2014, a coïncidé avec l’invasion de Sinjar par Daech. Le PKK nous a autorisé l’accès à un camp d’entrainement dans les montagnes, mais il nous a fallu attendre le feu vert des forces kurdes. Nous avons passé quelques jours à attendre, à lire les nouvelles – presque toutes mauvaises – entourant l’É.I. et à prendre des médicaments contre la malaria qui nous donnaient des hallucinations.

Quand nous avons pu rejoindre le campement, nous nous sommes sentis plus en sécurité, car nous étions loin de tout. J’ai pu filmer l’entrainement des soldates. J’étais contente de pouvoir montrer des femmes du Moyen-Orient prenant le contrôle de leur situation, alors qu’on a tendance à les représenter comme des victimes qui pleurent leurs maris ou leurs enfants. J’ai rencontré plusieurs protagonistes qui me rappelaient Gulîstan.

O.D. : Ton documentaire montre aussi des images des hostilités qui n’ont rien à envier aux meilleurs reportages…

Z. A. : Après quelques semaines, nos amies ont été déployées à Sinjar, où avait lieu une bataille pour la reprise de la ville. Le but était de repousser Daech qui avait commencé à commettre des exactions, comme tuer des hommes yézidis et prendre des femmes en esclavage.

J’aurais voulu filmer à Sinjar, mais c’était trop dangereux. Nous avons tout de même pu tourner dans la petite ville de Mexmûr, à 800 mètres de la ligne de front. En partant de Montréal, je m’attendais à filmer des routines militaires, mais je ne savais pas que j’allais me retrouver au cœur d’une guerre. Mais puisque nous étions là, j’ai voulu prendre des images du conflit; donc, nous avons passé deux mois dans cette région, avant de partir. La plupart des femmes que nous avons filmées ne sont jamais revenues, comme Gulîstan. Mais j’ai eu envie de revenir au Kurdistan et de continuer à faire des documentaires sur la situation. Ça a inspiré Rojek.

O. D : Comment s’est passé ton retour d’Irak, après le tournage de « Gulîstan, terre de roses »?

Z. A. :À l’automne 2014, je suis revenue à Montréal avec les images de mon premier long-métrage documentaire. Il est finalement sorti au printemps 2016, en première mondiale au festival Visions du réel. Il a été très bien reçu, tant dans les festivals qu’au Québec, lors de sa sortie en salle. Par contre, le film a attiré l’attention des autorités turques et j’ai été placée sur la liste noire du régime répressif d’Erdogan.

Fin 2017, j’avais obtenu du financement pour tourner un nouveau projet au Kurdistan syrien. Étant donné que le documentaire est chroniquement sous-financé, je n’avais même pas assez d’argent pour payer la postproduction, mais j’ai décidé de me lancer dans le tournage quand même.

Au début, le sujet du film devait être Rojda Felat. C’est une commandante kurde qui était responsable de l’opération contre Raqqa, la capitale autoproclamée de Daech. Felat est une femme incroyable. Elle est une révolutionnaire féministe qui commande des milliers de combattant.es et parle d’égal à égal avec les officiers américains. Démanteler l’É.I. n’était qu’un début pour elle, alors qu’elle lutte pour la libération totale des femmes du Moyen-Orient.

À la recherche de Felat

O. D. : Comment s’est passée la préparation du tournage?

Z. A. : J’ai d’abord eu à suivre le même entrainement que les reporters qui partent en zone de guerre. C’était donné par d'anciens militaires français, ils nous enseignaient comment soigner une plaie ou comment réagir lors d’une prise d’otage. En 2019, nous nous sommes donc rendus au Kurdistan irakien, dans l’espoir de traverser au Kurdistan syrien et de rencontrer Felat. Nous avons été bloqués pendant un mois car, même si j’ai un passeport canadien, il écrit dessus « lieu de naissance : Turquie ». Le gouvernement régional kurde en Irak collabore avec Erdogan et cherchait à empêcher les Kurdes turcs de rejoindre les Forces démocratiques syriennes. J’ai fini par recevoir l’aide d’un politicien du Kurdistan irakien qui nous a aidés à passer en Syrie.

À peine arrivée, je parviens à entrer en contact avec Felat et qu’est-ce que j’apprends? Elle est en train de diriger plusieurs opérations, une offensive contre Daech et la défense contre une éventuelle attaque turque contre le Kurdistan syrien, elle n’avait pas le temps de participer à aucun film.

O. D. : Tu as donc décidé que « Rojek » devrait porter sur un autre sujet?

Z. A. : Comme je te l’ai dit, la plupart des protagonistes de Gulîstan, terre de roses sont décédées en combattant Daech. J’étais traumatisée, car je les considérais comme des amies. Mais j’étais aussi profondément marquée par la souffrance de mon peuple. Voir l’horreur change comment on perçoit notre vie, et j’en ai vu beaucoup au Kurdistan : des femmes ayant subi l’esclavage sexuel, des enfants orphelins, des gens qui ont perdu leur maison, leur famille, toute leur existence ! Les marques de violence étaient visibles partout, tout le temps.

C’est ce qui m’a poussée à vouloir parler avec l’É.I. Je voulais comprendre la motivation de ces djihadistes qui ont répandu une telle terreur. Au début, je concevais le projet comme une enquête, je voulais demander directement aux hommes que je rencontrais s’ils avaient participé à une bataille où une des femmes que je connaissais avait été tuée. J’ai commencé à négocier avec les autorités kurdes pour entrer dans les six prisons où sont gardés les détenus les plus dangereux. J’ai dû parler à des administrateurs locaux, à des officiers militaires et aux unités antiterroristes kurdes (YAT), mais j’ai fini par avoir accès aux centres de détention. Ils ont vu que je n’étais pas comme les journalistes, qui quittent les zones de conflits après une semaine.

Entretiens avec Daech

O. D. : Comment on se sent de parler à gens qui ont commis tant d’atrocités?

Z. A. : C’est très étrange, je me suis rendu compte que je ne savais pas grand-chose de ces gens. Leur parler provoque une drôle d’impression, car ils sont très ordinaires. Un des premiers personnages que l’on voit dans le film m’a chanté du Shawn Desman durant une entrevue. C’est un homme qui a décapité des gens et était heureux d’être filmé, à visage découvert, pendant qu’il le faisait, mais je pouvais avoir une conversation normale avec lui. Ça a été comme cela avec des dizaines de membres de Daech.

O. D. : Dans « Rojek », un des personnages les plus troublants est cette dame qui parle un excellent français et qui affirme qu’elle n’a jamais été aussi respectée en tant que femme que quand elle vivait sous l’É.I. Qui est-elle?

Z. A. : C’était l’une des femmes les plus haut placées du califat. Elle et son époux étaient des proches d’Oussama Ben-Laden. Le mari a aidé à planifier des attentats en Europe. Lui et un de leurs fils sont morts dans un échange de tirs avec la police saoudienne. Elle en était très fière. Après Al-Qaïda, elle est passée à Daech et avait plusieurs responsabilités.

Elle était en confinement solitaire, parce que ses gardes craignaient qu’elle parvienne à endoctriner d’autres prisonnières juste en leur parlant. Quand j’étais en sa présence, elle tentait de trouver mes points faibles pour me convaincre! Elle me parlait notamment de sa sympathie pour les Kurdes.

Sélectionné pour l’Oscar du meilleur film international

O. D. : Si je comprends bien, ton tournage a été mouvementé.

Z. A. : Assez, oui. Lorsque nous filmions à Raqqa, nous étions sous la protection des services secrets kurdes, qui nous déplaçaient en voitures blindées. Il y avait une limite de quinze minutes de tournage par lieu, ensuite il fallait bouger. Un jour, nos gardes du corps ont exigé que je remballe mes affaires après cinq minutes, parce qu’ils « ne le sentaient pas ». Je me suis un peu obstinée, mais je les ai écoutés.

Juste après notre départ, bang! Il y a eu une explosion. Quelqu’un avait posé un sac bourré d’explosifs derrière le mur sur lequel nous étions adossés. Pour certains plans à Raqqa, nous avons utilisé un drone et il fallait négocier avec la CIA, parce que nous nous trouvions dans la « no-fly zone ». Il fallait « coordonner nos horaires de drones », parce que l’agence en avait un aussi.  

Dans la région de Deir-Ez-Zor, on nous a avertis que des motocyclistes avaient tendance à suivre les véhicules militaires kurdes et à les mitrailler ! Et nous n’avions plus de voiture blindée, donc chaque fois que nous entrions dans une ville, notre voiture devait passer très vite pour éviter toute attaque. Nous avions deux gardes kurdes, des femmes, qui se mettaient sur les côtés de la voiture, pour nous protéger si jamais il y avait des tirs. Et je ne parle même pas des attaques kamikazes qui survenaient souvent à quelques rues des hôtels où nous restions parfois.

Ça a été un tournage laborieux, mais il a payé. À mon retour au Québec, j’ai réussi à rassembler du financement pour terminer le film. Il est sorti en 2022 et, en 2023, il a été sélectionné pour représenter le Canada dans la course à l’Oscar du meilleur film international.

O. D. : Comment entrevois-tu le futur?

Z. A. : Mon futur personnel me semble positif. Je termine un livre-photo sur les combattantes kurdes. Je produis des films et je travaille présentement sur deux longs-métrages, un de fiction et un documentaire. Mais, si ma situation est bonne, je m’inquiète pour mon peuple. Il y a deux millions de Kurdes qui doivent gérer des milliers d’ex-djihadistes. Les Kurdes ne reçoivent que peu d’aide des pays occidentaux et sont entourés par des gouvernements hostiles. C’est certain que c’est une préoccupation pour moi.