Au cours de l’été, le Théâtre de l’œil ouvert a présenté La Géante, un magnifique et émouvant hommage à La Poune et l’autrice Kim Lévesque-Lizotte une version théâtrale de Moi… et l’autre. Nous en profitons pour publier « Le rire québécois se conjugue aussi au féminin », un extrait du livre Le Pari québécois d’une culture avant le pays de Jean-Claude Germain. Jean-Claude écrit que « Le comique de La Poune est le premier au Québec, et sans doute en Amérique du Nord, à ne pas se conformer aux stéréotypes du burlesque masculin où les blondes un peu plus bêtes que les hommes préfèrent se métamorphosent en brunettes et en mégères dès qu’elles ont l’anneau au doigt ». Pour se procurer le livre, cliquez ici.
Le rire québécois se conjugue aussi au féminin
En 1682, lors d’un procès qui a fait courir toute la population montréalaise, les échanges entre un juge et un mari cocu auraient fort bien pu être tirés d’un sketch écrit pour le Théâtre National de Rose Ouellette. Appelé devant la cour à témoigner de l’infidélité de son épouse, monsieur Folleville raconte qu’un jour qu’il s’apprêtait à corriger sa progéniture, son épouse l’en a empêché. « Tu pourras lever la main sur tes enfants le jour où tu pourras te vanter d’en avoir un à toé ! » lui a-t-elle lancé. « Et votre femme a eu combien d’enfant ? s’enquiert le juge dans l’hilarité générale. « Neuf ! Votre honneur ! » La fierté du cocu à être cocufié provoqua un fou rire collectif digne de figurer dans les annales.
La Folleville que le tribunal avait invitée à modérer ses transports ne fit preuve d’aucun repentir. Quelques jours plus tard, lorsqu’elle croise le curé Frémont, responsable de sa mise en accusation, elle prend le sulpicien à parti et menace de lui déchirer sa soutane sur le dos. La Poune n’aurait pas eu le loisir de s’exercer à la comédie dans le Montréal des origines, le théâtre y étant interdit sous toutes ses formes. En revanche, on peut facilement l’imaginer sous les traits d’une cabaretière traduite en justice pour avoir eu plusieurs amants au vu et au su de tout le voisinage.
Anne Lamarque dite La Folleville n’aurait pas désavouée Rose Ouellette dite La Poune dont le comique procède de la même insoumission. La directrice du Théâtre National se souciait peu des bonnes manières. Elle n’en faisait généralement qu’à sa tête et prenait facilement la mouche. Dans ses mémoires, Quand on revoit tout ça!, Juliette Pétrie raconte « qu ‘il fallait s’attendre à tout avec Rose, et à tout moment. Aussitôt qu’elle devait incarner une personne en colère dans une comédie, j’avais pris pour habitude de sortir de scène ». Et pour cause.
Dans un sketch, par exemple, La Poune est chassée de son logis par sa propriétaire et elle se retrouve sur le trottoir dans un décor de rue avec tout son ménage entassé pêle-mêle autour d’elle. Son premier réflexe n’est pas le découragement mais une sainte colère qui fait écho à celle de La Bolduc qui chantait au même moment : « Ma boîte à charbon est brûlée/ et mon eau est pas payée./ Y ont besoin de pas v’nir m’achaler/ m’as les sacrer en bas d’l’escalier ».
La première réaction de La Poune devant l’adversité est de lancer rageusement tout le service de vaisselle à la tête de sa propriétaire, puis tout le ménage y compris les chaises et la table, pour le plus grand bonheur d’un public populaire féminin montréalais dont la ville détient alors le championnat des expulsions de logis en Amérique du Nord.
« Une fois Rose a trouvé que la scène n’avait pas assez duré, se souvient Juliette Pétrie qui observait prudemment la scène de la coulisse. Elle est allée dans la conciergerie d’où elle est revenue avec une longue gaffe d’une douzaine de pieds qui servait à décrocher les frises en haut des rideaux et elle s’est mise à la faire tournoyer autour d’elle et le crochet de fer qui était fixé à l’une des extrémités est venu frapper la comédienne qui interprétait la propriétaire à la tête. » Inutile de préciser que dans la salle, c’était l’euphorie la plus complète.
Le comique féminin est indissociable de l’évolution de la condition des femmes dans la société québécoise. C’est son premier sujet et son seul objet. Dans le contexte des années trente, le comique effronté et sans-gêne de Rose Ouellette s’harmonise parfaitement avec l’humeur frondeuse des « midinettes » qui ont déclenché la première grande grève dans la confection pour dames en 1934.
Le vieil esprit d’insubordination du temps de la Folleville a repris du service. Lors des affrontements avec les forces de l’ordre, plus de femmes que d’hommes sont arrêtées et les ouvrières se sont défendues contre les mouvements des policiers à cheval en enfonçant des épingles à chapeau dans la chair de leurs montures.
Trois ans plus tard, une foule de quelques centaines de manifestantes féminines sera à nouveau l’objet d’une charge de policiers à cheval, suivie de plusieurs arrestations. Les femmes s’étaient réunies sur le Champ-de-Mars pour réclamer de quoi manger et protester vivement contre une mesure discriminatoire qui condamnait les plus démunies d’entre elles à la misère et à la rue.
Le gouvernement Duplessis avait décrété, pour complaire aux exigences du clergé en matière de moralité publique, que les filles-mères, les concubines, les veuves avec soutien de famille et les mères de famille dont le chef est malade ou incarcéré étaient dorénavant inadmissibles aux secours directs. Un banc d’essai pour les orphelins de Duplessis quoi !
Peu importe leurs classes sociales, toutes les Québécoises demeurent sous la tutelle d’un Parlement, celui de Québec qui, année après année, session après session, refusera obstinément pendant vingt-deux ans d’accorder aux femmes un droit de vote qui leur est pourtant acquis au niveau fédéral depuis 1918.
Rose Ouellette n’est assurément pas une féministe déclarée, mais elle fait souffler sur la scène du National un vent d’insoumission qui se permet toutes les libertés, dont plusieurs que les femmes n’osent pas encore réclamer. Le comique de La Poune est le premier au Québec, et sans doute en Amérique du Nord, à ne pas se conformer aux stéréotypes du burlesque masculin où les blondes un peu bêtes que les hommes préfèrent se métamorphosent en brunettes et en mégères dès qu’elles ont l’anneau au doigt.
Dans le burlesque au féminin qu’elle s’invente, La Poune n’est pas «mariable», donc ni poule, ni chipie, et pour pouvoir plus facilement jeter les hommes par la fenêtre, elle les préfère petits. Dans une comédie qui fait partie de son répertoire, La fille de Mathurin, elle pousse l’audace jusqu’à concurrencer les hommes sur un terrain dont il se réserve l’exclusivité : celui des exploits sexuels.
Mathurin veut marier sa fille à Ignace, mais La Poune refuse parce qu’elle craint « la visite des sauvages qui ont cassé les vitres » de la voisine. Comme le promis est aussi épais que la promise, le père de La Poune n’a d’autre choix que de prendre les grands moyens pour la « déniaiser » et il fait appel à un déniaiseur professionnel, Zéphirin, qui a une solution toute trouvée. « Je vas aller dans les champs chercher une gang de gars , monsieur Mathurin. On va les faire entrer dans la grange. Pis là ben envoyez-nous votre fille. On va la chatouiller comme y faut ! »
Après s’être d’abord fait remplacer par sa mère, au grand dam de son père, La Poune se retrouve finalement dans la grange pour un « chatouillage » en règle qui semble s’éterniser... jusqu’au moment où les portes de la grange s’ouvrent brusquement pour laisser sortir une ribambelle de gars tout « défaçonnés, désâmés, débiscaillés et dérinchés », suivis d’Ignace ses culottes à la main et d’une Poune triomphante brandissant une pancarte où on peut lire : Hommes demandés ! C’est déjà un peu le « Ma vie et mon corps m’appartiennent ! » du féminisme radical des années 70.
Lorsque Rose Ouellette nous a quittés en 1996, elle était devenue une gloire nationale qui pouvait se vanter d’avoir fait rire un futur président de la République française à l’époque où Valéry Giscard d’Estaing enseignait à Montréal au Collège Stanislas. Tout comme d’avoir reçu en 1980 une lettre officielle du premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau, où ce dernier lui rappelait que du temps où il fréquentait le Collège Jean-de-Brébeuf, il était souvent arrivé à ses confrères de sécher un cours sur Molière pour aller se dilater la rate avec son héritière.
Avec le passage du temps, on a fini par croire que La Poune avait toujours été secrètement admirée par la bonne société. Ce qui n’a jamais été le cas ni pour elle ni pour La Bolduc. Le «La» dont on les gratifiait l’une et l’autre n’a jamais été adulatif comme pour «La» Callas ou «La» Dufresne. En fait, il marquait la condescendance de l’élite bien-pensante pour « les vedettes du faubourg ». Rose Ouellette a été la Grande Dame de l’irrévérence et encore aujourd’hui c’est la seule distinction qui sache traduire son génie comique sans en trahir la nature.
Les femmes qui font rire sont des oiseaux rares et dépareillés. À seize ans, Juliette Béliveau était assise sur les genoux de la grande Sarah Bernhardt qui l’interrogeait sur sa jeune carrière d’actrice. «Si ton rêve de venir en France se réalise, lui disait alors La Divine, je te prendrai sous ma protection». Mais «la petite Sarah», comme l’avait surnommée Louis Fréchette, n’a plus grandi après 1905. Et en raison même de sa taille réduite, elle est devenue une comique recherchée dans toutes les revues dont l’époque est friande. Déjà, dans les années vingt, elle commandait quasiment un traitement de super-vedette : cinquante dollars par semaine.
Or, depuis qu’elle a inauguré le Ouimetoscope en 1919, les scopes se sont multipliés et le burlesque est devenu la forme de spectacle la plus prisée du public. En 1927, Arthur Pétrie innove en remplaçant le faire-valoir masculin de ses Poupées françaises par une jeune fille toute mince, Jeannette Perreault, rebaptisée Épinglette puis Manda. Au même moment où une femme encore plus menue fait une entrée fracassante dans la troupe concurrente de Ti-zoune. Juliette Béliveau devient la première partenaire comique d’Olivier Guimond père et c’est un véritable feu d’artifice sur la scène du National.
Sa drôlerie est irrésistible. Elle a l’esprit vif, la répartie facile, un timing absolu et quand elle ne s’amuse pas à lancer à Ti-zoune qu’ « avec un trou dans la tête, il ferait une belle aiguille ! » ou à conjuguer le verbe aimer à sa façon : « Je vous aime / Tu me plais / Ils se marient / Nous nous ennuyons / Vous vous exécrez / Ils se séparent ! » elle prend un plaisir évident à «broder» sur un canevas de burlesque.
Les duos comiques féminins, inexistants dans le monde du spectacle nord américain, sont une singularité du rire québécois. Juliette Béliveau et Juliette Huot vont suivre l’exemple de Rose Ouellette et de Juliette Pétrie en créant un spectacle de cabaret désopilant qu’elles vont reprendre par la suite pendant des années. « Les deux Juliettes, c’était déjà un peu Dominique et Denise », fait remarquer Janine Sutto. « Naturellement, Juliette Béliveau ramassait tout parce que c’était la petite ! comme Dodo ».
Là où Denise Filiatrault remplit la même fonction que Juliette Pétrie, celle de straight, Dominique Michel assume la continuité comique de La Poune et de La Béliveau. D’une part, elle est aussi ratoureuse que la première dont elle a hérité du sans-gêne. Et, d’autre part, elle possède le charme désarmant et le sens aigu de la parodie de la seconde auquel elle a ajouté un don particulier pour les imitations.
De 1955 à 1958, Le Beu qui rit consacre l’originalité du talent de Dodo et de Denise qui partagent l’affiche des revues avec Paul Berval, Denis Drouin, Jacques Lorain, Roger Joubert et Jean-Claude Deret. Le couple comique n’en possède pas moins une autre originalité. « Aux États-Unis, les femmes drôles n’étaient pas souvent belles, fait observer Denise Filiatrault dans L’humeur à l’humour. « En fait, c’était plutôt rare qu’elles le soient et j’ai encore la mentalité européenne selon laquelle une femme drôle ne peut pas être... » Dominique la coupe ! « ...distinguée et faire des grimaces ! »
En 1960, l’invention de la pilule contraceptive par le docteur Pincus libère les femmes de la crainte millénaire de tomber enceinte et révèle aux Québécoises la différence entre « prendre la pilule » et « prendre sa pilule ». Plus elles adopteront l’usage de la première, moins elles accepteront facilement d’avaler la seconde.
Vers la fin des années soixante, une nouvelle autonomie des femmes a trouvé son expression populaire dans les intrigues biscornues et les péripéties loufoques d’une émission de télévision, Moi et l’autre (1967-1971), dont les deux protagonistes sont Denise Filiatrault et Dominique Michel.
Les images de la femme québécoise se modifient dans la foulée des lois qui changent et les deux héroïnes de Moi et l’autre vont mettre à mal le poncif télévisuel selon lequel les femmes se doivent d’être en tout temps et en toute circonstance un modèle de correction morale et linguistique. Denise et Dodo incarnent deux jeunes femmes à la mode et dans le vent qui n’ont pas l’excuse d’un Faubourg à m’lasse ou d’une Rue des pignons pour s’exprimer dans une langue populaire. Elles habitent des appartements cossus comme dans les téléromans bourgeois. « Ah! mon dieu qu’on s’est fait descendre pour ça la langue! », se souvient Denise. « Pourtant, on parlait comme on parle là ! » lui rétorque Dominique. « Mais ça empêchait pas un critique d’être choqué par notre vulgarité et de demander qu’on le débarrasse de cet affreux accent canadien ! »
En revanche, les entorses à la morale de Moi et l’autre n’ont pas suscité de protestations aussi intempestives. « Ça passait parce qu’on disait tout haut ce que les femmes commençaient à penser tout bas », atteste Dodo. « À l’époque deux filles qui couraillaient et qui étaient prêtes à se fendre en quatre pour ramener un beau gars à la maison, c’était un peu avant-gardiste. »
Mais, après 1968, le féminisme tranquille a vécu. Il brûle son soutien-gorge avec l’explosion de la révolution sexuelle et les filles entonnent avec Clémence DesRochers la chanson thème de sa revue, Les girls (1969) : «Mon baise-en-ville c’est ma ville / J’ai tout c’qui faut pour être bien dans ma peau / Mon mascara, des bas sexy, un pyjama / La pilule pour s’aimer quand on s’aime / J’sortirai mes poubelles moi-même.»
Parmi ces oiseaux rares qui font rire, Clémence est assurément la plus dépareillée. Elle a étudié le théâtre, son père Alfred DesRochers est un poète et elle écrit ses monologues. Fort heureusement pour nous, c’est en ratant son concours de sortie du Conservatoire qu’elle a fait son entrée dans la carrière comique. Clémence n’est pas une nature ou une bête de scène comme La Béliveau, La Poune ou Dodo, c’est un esprit comique complètement original.
Comme Dodo, Clémence a hérité de l’irrévérence de La Poune et de la finesse d’observation de La Béliveau. Elle ajoutera à la palette du comique féminin le plaisir de jouer avec le sens des mots et la capacité de s’émerveiller devant la poésie du quotidien. Mais son apport immense, unique et irremplaçable sera d’inscrire le comique féminin au cœur même de l’évolution de la société québécoise, en incarnant sur scène la femme qui réfléchit sur sa condition.
Clémence n’est pas « mariable » comme La Poune ou La Béliveau ou Dodo. Dans le monologue de fausse ingénue, Ce que toute jeune débutante devrait savoir, qui marque ses débuts en 1957 au Saint-Germain-des-prés, Clémence est demeurée fidèle à la tradition du comique des femmes en s’attaquant tout de go aux poupounes qui en ont des gros comme Jayne Mansfield et Marilyn Monroe. Le guilleret «Ils sont beaux votre chandail !», que lance le réalisateur de Radio-Canada à sa débutante flattée de la distinction se révèle d’autant plus macho que la « couventine du music-hall » n’a de toute évidence rien pour soutenir la poitrine idéale qu’il croit deviner sous tous les chandails.
Clémence DesRochers ne s’attarde pas aux poupounes. Elle passe très rapidement aux nounounes. « Les femmes devraient d’abord se regarder », dit Clémence qui n’a ni clémence ni complaisance pour la gent féminine en général ou en particulier. « Au fond, on est toutes des belles nounounes ! » «Ses personnages étaient des trouvailles d’un comique irrésistible , atteste le grand Jacques Normand dans Les Nuits de Montréal. Clémence était une caricature de notre système d’éducation et de nos moeurs. C’était même un pamphlet qui faisait rire le public mais dont la portée était imprévisible».
Clémence DesRochers qui a redonné ses lettres de noblesse à la chanson sociale avec La vie d’factrie et réinventé le monologue social ne se repose pas sur ses lauriers. En 1968, l’année de la création des Belles sœurs de Michel Tremblay et de l’Osstidcho qui révèle Yvon Deschamps, elle annonce qu’elle fait le grand ménage dans ses sujets : la religion, les curés, les bonnes sœurs, les filles de club et les oies blanches, c’est fini !
Clémence s’engage résolument dans la révolution de moeurs qui gagne toutes les couches de la société et son prochain show, Les girls, présenté en mai 1969, précède de quelques mois l’entrée en scène des Enfants de Chénier dans un autre grand spectacle d’adieu, du Théâtre du Même Nom et de T’es pas tannée Jeanne d’Arc, du Grand Cirque Ordinaire qui déclencheront une révolution culturelle au théâtre.
Les girls ne se voulait pas un manifeste féministe, mais un show de filles délurées et flyées qui s’étaient accordées la liberté de choquer. Tremblante de trac, une bouquetière descendait tous les soirs dans le public pour engueuler les gens qui refusaient d’acheter ses fleurs de plastique en sacrant après eux comme un charretière. La « roffe n’toffe » se nommait Diane Dufresne et les autres, « cochonnes » à leur propre dire, Paule Bayard, Louise Latraverse et Chantal Renaud. Clémence, pour sa part, s’était réservée un monologue qui traduisait l’ambivalence des femmes face à la révolution sexuelle. « Pourquoi je ne me marie pas ? Par amour ! Par amour de ma liberté ! » clamait sa femme libérée. « À part ça, je ne sais pas faire la cuisine. Et puis, personne ne m’a jamais demandé. En fait, je suis pognée avec ma liberté ! »
Le 24 juin 1975, dans le cadre de l’Année internationale de la femme et des Fêtes de la Saint-Jean qui se déroulent sur le mont Royal sous la présidence de Lise Payette, 225 000 personnes assistent à Ça s’pourrait-tu? un show de femmes qui fera date, conçu par Jacqueline Barrette et mis en scène par Mouffe..
Au milieu des personnalités féministes et d’une vingtaine de comédiennes et chanteuses, la présence de Juliette Pétrie, de La Poune et de Dodo marque l’importance du rôle que le comique féminin a joué dans l’évolution de la condition féminine. Ça prend l’allure d’une consécration.
Clémence n’a jamais eu la fibre militante, mais c’est son comique féminin qui a le mieux exprimé les états d’âme des femmes pendant plus de trente ans et son rire mi-pogné mi-dépogné qui les a accompagnées dans les grandes et les petites victoires qui font toute la différence au quotidien, comme celle de récupérer légalement son « nom de fille » pour une femme mariée. « Je l’ai dit au bonhomme! Fini de jouer à mère, à la soeur économe, d’étirer le budget, de courir les aubaines et de t’quêter ton argent comme j’fais depuis que j’suis ta reine du foyer! C’est fini! J’ai pris ma décision, je veux une enveloppe de paye qui porte mon nom ! »
En 1989, l’objectif d’une grande partie des revendications féminines depuis le début du siècle est atteint avec la reconnaissance de l’égalité économique des conjoints qui consacre la pleine et entière autonomie des femmes. La lutte n’est pas terminée, mais elle va changer d’objet et permettre au comique féminin de s’intéresser dorénavant plus à la nature des femmes qu’à leur statut.
La même année, Clémence qui conserve toujours une longueur d’avance pour les sujets amorce le changement de cap en s’attaquant cette fois à une loi de la nature. Lorsque le rideau s’ouvre sur son nouveau show, elle entre en scène en brandissant une pancarte où le titre du spectacle s’entend plutôt J’ai chaud ! comme il se dit que J’ai show! comme il se lit et scande à la criée « La ménopause on en a plein le cul ! Ménopausées dans la rue ! »
Clémence transgresse alors le plus grand tabou des poupounes qui n’est pas la vieillesse, comme telle, mais le vieillissement dont la ménopause est le passage obligé. « J’ai des vapeurs, j’ai des bouffées / Mon système est déréglé / Même à trente sous zéro / J’ai chaud! J’ai chaud! », brame la quinquagénaire. « Je vis ma ménopause / Et j’attends l’ostéoporose. »
Clémence a présenté le dernier de ses « derniers shows » en 1993. Le premier remontait à l977. Elle y anticipait alors sa sortie sous les traits de Magic Cindy, une dresseuse de poodles sur le retour qui s’inquiète du sort de sa chevelure. « Mon cheveu peut pus prendre la teinture! J’ai dit à Rosie: J’aimerais ça reprendre mon cheveu naturel. Mais Rosie a dit que mon cheveu naturel est trop gris, ça fait triste, personne voudrait nous engager. Faut être gai dans le show-business, qu’a dit Rosie, mets-toi donc ça dans’ tête. Ça fait que r’garde qu’est-ce qu’a m’met dans tête! Vert, jaune, orange, pareil comme le poodle ! »
Une Cendrillon magicienne aux cheveux arc-en-ciel ! Peut-on rêver plus belle image pour définir la personnalité et la problématique comique de Clémence! Qu’est-ce qu’une femme fait une fois qu’elle a le pouvoir de se changer elle-même et de changer le monde?
C’est la question que le rire de l’autre moitié du couple se posait déjà au début des années 70 dans les revues de Jacqueline Barrette, Ça-dit-qu’essa-à-dire (1972), Flatte ta bedaine, Éphrème (1973), Bonne fête papa (1973) et Dis-moi qu’y fait beau, Méo (1975), qui montent toutes au combat sous la bannière de Clémence: Ni poupoune ni nounoune !
C’est un fait indéniable que la femme n’a pas eu droit au chapitre, mais a-t-elle toujours été sourde et aveugle pour autant ? Ont-elles toutes attendu d’être dûment libérées pour être libres? Nicole Leblanc, dans le premier one woman show présenté au Québec, Les hauts et les bas dla vie d’une diva (1974), aborde la question de la libération sexuelle de la femme sous l’angle d’un nouveau personnage comique, Sarah Ménard, une fille game qui doit «r’tenir son fou» pour ne pas bousculer les mâles dans leurs us et coutumes.
Sauf quand un musicien de passage, choisi par la jeune Sarah pour lui « faire perdre sa cerise » dans une chambre d’hôtel, dépasse les bornes en lui murmurant sur l’oreiller qu’il l’aime et qu’il veut la marier. « Y croyait pas un mot de squ’y disait, mais l’plus sdrôle, cé qu’moué y fallait que j’y croueille dur comme fer! Y fallait surtout pas que ch’soueille lucide! Y fallait que j’joue selon les règles de l’étiquette! Y fallait que ch’soueille une femme!...Y v’nait de m’planter mais stait pas assez...astheure, y fallait qu’y m’fourre en pluss! »
Après 1975, la fameuse Année de la Femme, le féminisme radical ne se contentera plus de revendiquer la simple autonomie pour les femmes. Il réclame dorénavant la possession, le contrôle et la libre disposition de leur corps, c’est-à-dire l’indépendance pleine et entière sans laquelle il n’y a pas de relation d’égalité possible avec les hommes. La féminitude québécoise, très présente alors sur les scènes avec deux compagnies de théâtre féministes, le Théâtre des cuisines (1975) et le Théâtre expérimental des femmes (1979), et deux spectacles militants marquants, La nef des sorcières (1976) et Les fées ont soif (1978), n’entend pas tellement à rire.
La rectitude encore moins lorsqu’elle multiplie les vigiles et les marathons de chapelets autour du TNM pour obtenir l’interdiction pure et simple des Fées ont soif, de Denise Boucher. Qu’est-ce que tous ces manifestants majoritairement anti-avortement peuvent bien reprocher aux Fées sinon d’avoir relevé la Vierge Marie de son voeu de silence et permis à la Sainte Vierge de révéler le secret de l’Immaculée conception. « Je ne suis pas aux hommes / Je ne suis pas aux femmes / Je ne suis pas à l’argent / Je suis aux oiseaux ! »
Dans les années 80, c’est une bande de filles dépareillées qui, contre toute attente de la part d’un collectif résolument féministe, va renouveler les objets du comique féminin et imposer un nouveau ton dans les relations avec les gars. « Prenez-le pas personnel, prenez-le historique ! ».
Le temps d’une dizaine de spectacles dont Enfin Duchesses! (1982), Mademoiselle Autobody (l988) et C’est parti mon sushi! (1988), les Folles Alliées (Hélène Bernier, Jocelyne Corbeil, Lucie Godbout, Agnès Maltais et Christine Boillat) vont faire rire sur des sujets aussi improbables que la porno, le harcèlement sexuel ou la violence faite aux femmes, sans oublier le bodyshop, les brigades roses, les concours de Miss et une rencontre entre les Nordiques de Québec et les Titanes de Matane. Leur tonus gaillard et leur verve paillarde sont dignes de Rabelais.
Pour les Folles Alliées un chat est un chat et une chatte est une chatte. « Le sexe est-il piégé? / J’ai la vulve si troublée / J’ai l’orgasme ahuri / Par des sexologues excités / Vaginale pendant deux étés / Clitoridienne l’hiver dernier / Tremblante dans l’obscurité / Je me suis cherché le point G », chantent-elles en choeur dans C’est parti mon sushi! sous-titré à bon escient «un show cru»
Dans la version des Folles, Cendrillon, comme toutes leurs héroïnes, est militante. Son prince charmant se nomme Raymond et il sort de prison. «Maintenant je suis bon et je vends des crayons / J’ai aussi des chaussons, envoye le peton, ânonne-t-il, S’ils te font / ho donc sur le condom / et au lit allons !» Cendrillon invoque une raison de force majeure pour faire mentir un proverbe du Japon qui dit que chaque matelas trouve son futon. « Je n’aime pas les garçons, je suis lesbienne bon ! » Ce qui ravit sa marraine. « Quel adon! Je suis justement bisexuelle et sans façon. Partons avant que ma Harley Davidson ne se transforme en potiron. »
Avec la collaboration de Sylvie Legault qui s’est jointe au groupe pour C’est parti mon sushi!, les Folles vont s’adresser au siège social de toutes réserves et de toutes abnégations, à la Môman des mômans et la plus Sainte d’entre toutes, bref à la première mère porteuse de l’histoire, la Vierge Marie, pour la convaincre de révéler le secret de Fatima à Reggie Chartrand, choisi entre mille pour annoncer une grosse nouvelle à l’univers du monde entier. « La Sainte Vierge est féministe ! »
Le boxeur, on s’en doute, est knockouté et catastrophé par tous les messages dénonçant la pusillanimité des hommes qu’il doit transmettre. Mais, bonnes filles, les Folles Alliées laissent à Reggie Chartrand sinon le dernier mot du moins le dernier cri du désespoir. « Pis s’y aiment pas ça ici, les féministes, qu’y retournent dans leurs pays ! C’est à cause d’eux autres si le Québec sera jamais indépendant. »
Pour qu’une femme soit comique, il faut qu’elle ait confiance en elle. « Et ça lui prend également une bonne dose de testostérone », a observé la journaliste Monique Giroux, « parce que l’audace, ce n’est pas une qualité particulièrement féminine, c’est physique. Il faut être bâtie solide ».
Comme toutes les comiques qui l’ont précédée, La Béliveau, La Poune, Dodo et Clémence, Lise Dion peut en témoigner. « J’ai fait la tournée des bars de danseuses et des prisons qui est un circuit très dur, surtout pour les filles, et je suis souvent montée en scène en faisant mon signe de croix parce que j’avais peur qu’on me lance des chaises. Il faut arriver à se blinder ».
Comme Clémence, dont elle est clairement l’héritière immédiate, Lise Dion a également obtenu son premier visa pour le comique dans un conservatoire d’art dramatique. « Je devais réciter un poème de Nelligan. Dès que j’ai mentionné le titre, les gens devant moi ont éclaté de rire. » Fidèle à l’axiome clémencien « ni poupoune, ni nounoune », elle se taille une place comme « toutoune », lors d’un passage remarqué au Festival juste pour rire en 1990. C’est le titre de son monologue.
« Au début de ma carrière, je donnais des spectacles le soir puis je m’en allais chez Dunkin pour servir les clients toute la nuit. » Son deuxième monologue, Dunkin Donuts, connaîtra le même succès en 1991. Avant que Lise Dion dans son premier one woman show (1996) connaisse un succès sans précédent pour une comique féminine, 450 représentations et plus de 300 000 spectateurs, la titulaire du spectacle n’arrivait pas à croire à ses chances de réussite. « Je suis arrivée sur le tard, j’ai un surplus de poids et je suis une mère monoparentale, c’est rien pour m’aider », répétait-elle alors avec une certaine complaisance. Jusqu’à ce que Dominique Michel lui sonne les cloches. « T’as pus besoin d’arriver sur scène en torche humaine pour attirer l’attention Lise ! On t’aime ! » Un avis que partageait Jean-Guy Moreau. « Au Québec, on aime ou on aime pas. Lise Dion on l’aime et elle pourrait raconter n’importe quoi qu’on l’écouterait. »
Mais Lise Dion ne raconte pas n’importe quoi. Tout en continuant de s’interroger sur la condition féminine, à travers le prisme de ce qu’elle a vécu et de ce qu’elle vit, comme Clémence l’a fait pendant toute sa carrière, elle a intégré le ton libertaire et l’effronterie féministe des Folles Alliées et, après des décennies de monologues sur le dos des gars, elle amorce un dialogue doux-amer avec les hommes. C’est une première dans l’histoire du rire féminin.
Dans une entrevue, Lise Dion peut faire preuve d’une singulière compassion pour la cause des hommes. « Y ont eu tellement de rôles à jouer depuis la libération de la femme que maintenant ils savent plus lequel choisir. Fait que recommencez à jouer aux camions et à faire le gorille qui fait réchauffer de la lasagne, c’est de même qu’on vous aime les gars ! » Mais une fois en scène, la sympathie pour l’anthropus erectus ne s’étend pas à l’homo ronatus.
« Marcel, c’est un gars très intelligent, mais quand y voit des outils, y a le quotient intellectuel d’un fer à souder à peu près. Fait que pour le récompenser, je l’ai amené devant le kiosque de Black and Decker. Y était content. Y a pris un outil dans ses mains, y m’a regardé, pis y m’a dit, en me le montrant du doigt : C’est une drille ! »
Les hommes sont-ils encore d’une quelconque utilité pour les femmes libérées ? « Je pense que les hommes québécois ont eu du mal à un moment donné à se remettre des coups de rouleau à pâte de nos humoristes féminins », estime Guy Fournier. « Il en reste encore une bonne frange qui cherche un moyen de rentrer à la maison sans recevoir un coup de rouleau à pâte, si drôle soit-il. »
Si les hommes ont pu croire pendant des siècles qu’en plus d’être sans voix, les femmes étaient sourdes et aveugles, ces temps sont révolus à jamais depuis qu’elles ont retrouvé la parole pour dire tout haut les choses comme elles les voient et les entendent. Lise Dion à cet égard est un miroir qui réfléchit en gros plans et en musique. « Quand on faisait l’amour, y avait l’air d’un saxophone, y venait tout croche, y lui poussait plein de boutons dans l’dos pis y faisait des couacs d’instruments à vent... » À ce moment-là, elle se tourne vers le public masculin avec un œil crasse... « Y-a-tu des saxophones dans la salle? » Si un homme peut voir une femme comme elle est, il ne devrait jamais oublier qu’elle possède un talent réciproque ! C’est le début d’un dialogue.
Pour mesurer le chemin parcouru par le rire féminin québécois depuis le début du XXe siècle, il suffirait d’évoquer un classique du burlesque, Trois heures du matin, et de se laisser aller à imaginer qu’aujourd’hui les rapports entre les sexes sont complètement inversés. Dans la version d’Olivier Guimond, c’est le gars qui rentre saoul à la maison pour se cogner le nez sur une porte fermée et c’est sa femme, Juliette Huot, qui l’attend à la fenêtre avec un rouleau à pâte. C’est l’homme qui nous fait rire.
Aujourd’hui, dans le même sketch revu et corrigé par le rire féminin, ce serait la femme qui nous ferait mourir de rire en attendant son homme. À moins que ce ne soit le mari déguisé en femme et complètement gelé qui rentre d’un bal de transgenres à trois heures du matin. Un seul problème dans le couple reste entier tout comique confondu. Qui va sortir les vidanges?
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