En soi, la viabilité d’une langue dépend de sa tenue en matière d’assimilation. L’ouvrage collectif Le français en déclin ? (Del Busso, 2023), dirigé principalement par Jean-Pierre Corbeil, en propose trois suivis différents. Faute d’une méthodologie appropriée, chacun déraille quant à l’évolution de l’assimilation au Québec, tant en ce qui regarde la francisation des allophones que l’anglicisation des francophones.
La simplification des réponses multiples
Un individu s’assimile lorsqu’il vient à parler à la maison une langue principale différente de sa langue maternelle. Au recensement, les réponses aux deux questions en cause sont d’habitude uniques (français, anglais, autre langue), mais parfois aussi multiples (français et anglais, français et autre, etc.). La fréquence des réponses multiples est faible et fluctuante. Elles sont aussi d’une instabilité notoire. De 65 à 85 % ne durent que le temps d’un recensement. Pour le suivi des groupes linguistiques, Statistique Canada juge par conséquent approprié de les répartir de façon égale entre les langues déclarées. Cela fournit un portrait simplifié de la situation en fonction de trois groupes : français, anglais et autre.
Cette méthode de simplification est bien fondée. Un répondant peut déclarer, par exemple, le français et l’anglais comme langues principales seulement s’il parle chacune d’elles également souvent. Son degré d’usage du français comme langue principale serait alors moitié moindre que celui d’un répondant qui déclare le français comme unique langue principale. Idem pour son usage de l’anglais. Répartir ces réponses moitié-moitié entre les deux langues va donc de soi. Dans la mesure où la langue maternelle correspond à la langue principale de la petite enfance, ce mode de répartition s’impose également pour simplifier les déclarations de langues maternelles multiples.
Or, les trois suivis de l’assimilation dans Le français en déclin ? procèdent autrement.
L’ambiguïté foncière des langues d’usage secondaires
La langue d’usage principale d’un individu est celle qu’il parle le plus souvent à la maison. C’est clair. En revanche, une langue d’usage secondaire n’y est parlée que « régulièrement ». S’agit-il d’un gage d’assimilation à venir ? Ou simplement d’un comportement occasionnel, par exemple, de la part d’un élève anglophone qui pratique quelques phrases en faisant ses devoirs de français ? Impossible de le dire. Foncièrement ambigües, les données de recensement sur une langue secondaire ne sauraient faire partie d’un suivi valable de l’assimilation.
Trois suivis tordus
Dans son chapitre, Corbeil considère tout usage secondaire du français ou de l’anglais par un allophone, langue maternelle, comme gage infaillible de son assimilation. C’est mal fondé. Il réduit toutes les déclarations de langues principales multiples « français et autre » ou « anglais et autre » à soit « français », soit « anglais ». C’est fausser, au nom d’une idéologie soi-disant inclusive, les réponses telles que recueillies. À l’opposé, il conserve telles quelles les réponses « français et anglais », sans les réduire à soit « français », soit « anglais ». C’est incohérent. Il ne considère que les déclarations de langue maternelle unique, sans faire entrer en ligne de compte les déclarations de langues maternelles multiples. C’est incomplet. Il passe sous silence la hausse de l’assimilation des francophones à l’anglais. C’est tout dire.
Dans leur chapitre, Éric Caron-Malenfant, Nicolas Bastien et Corbeil, respectivement analystes et ex-analyste à Statistique Canada, simplifient les réponses multiples pour la langue maternelle comme pour la langue principale. C’est plus complet. Ils les répartissent cependant comme Corbeil dans son chapitre solo. C’est donc tordu et incohérent. Ils érigent ainsi un quatrième groupe linguistique à partir des réponses « français et anglais ». C’est une fumisterie. Qui dissimule, en prime, l’assimilation des francophones qui transite par le stade intermédiaire français-anglais. Ça demeure donc incomplet.
D’entrée de jeu, Calvin Veltman bannit de son chapitre les données de 2021. Elles osent infirmer sa thèse voulant que le français évolue à merveille. Il en attribue la faute à des modifications apportées au questionnaire. C’est plutôt sa méthode d’analyse qui a explosé en plein vol. Car Veltman compte comme de langue maternelle autre toute déclaration de langues maternelles multiples comprenant une langue autre, mais comme de langue principale soit française, soit anglaise toute déclaration de langues principales multiples comprenant soit l’une, soit l’autre de ces deux langues. Procédé tordu à souhait, que Veltman a lui-même qualifié de « nettement assimilationniste ». Et comment ! c’est du Corbeil au carré.
Encore comme Corbeil, Veltman magnifie l’assimilation à outrance en comptabilisant de façon semblable les déclarations de langue secondaire. Pas étonnant qu’une approche aussi faussée succombe à la première intempérie. Toujours comme Corbeil, Veltman tait l’anglicisation des francophones. C’est tout dire itou.
Le prétendu recul de la francisation des allophones
Selon chacun de ces trois suivis, la part du français dans l’assimilation des allophones aurait reculé en 2021. Corbeil, en particulier, tente encore d’attribuer cela à la « conjoncture » migratoire 2016-2021. Examinées de près, ses données ajustées ne font cependant qu’accentuer le prétendu recul.
La répartition égale des réponses multiples ayant trait à l’assimilation montre, au contraire, que la part du français dans l’assimilation nette des allophones a poursuivi sa progression, passant de 55,2 % en 2016 à 56,7 % en 2021 (voir « Le français à la croisée des chemins », LeDevoir, septembre 2022). Progression en phase avec la poursuite, durant 2016-2021, de la hausse du poids des francotropes parmi les Québécois allophones. Cette hausse alimente en effet le progrès du français dans leur assimilation – et, du même coup, discrédite le recul qui embête tellement Corbeil et ses disciples.
La loi 101 confie à l’Office québécois de la langue française (OQLF) le mandat de suivre l’évolution de l’assimilation. Dans son Rapport sur l’évolution de la situation linguistique d’avril 2024, l’Office vient de constater, lui aussi, une progression de 54,9 à 56,2 % de la part du français dans l’assimilation nette des allophones durant 2016-2021. Il simplifie de façon égale les langues principales multiples. C’est judicieux. Il ne considère cependant que les langues maternelles uniques. C’est incomplet. D’où le léger déficit de la progression constatée par l’OQLF comparativement à celle rapportée dans L’aut’journal.
L’anglicisation des francophones s’accélère
Corbeil et Veltman passent tous deux sous silence l’assimilation des francophones à l’anglais, alors que Caron-Malenfant et associés la minimisent. L’OQLF en offre aussi une estimation incomplète. À quels degrés ? Durant 2016-2021, le nombre de francophones (langue maternelle) anglicisés (langue principale) aurait augmenté, selon Caron-Malenfant, de seulement 8 845. De 17 424, selon l’OQLF. Mais de 27 551, après répartition égale de l’ensemble des réponses multiples en cause (voir notre tableau).
Notre tableau confirme en outre que l’anglicisation des francophones s’accélère. En revanche, depuis 2001 le taux de francisation des anglophones demeure comparativement stable. Cette tendance anglicisante se trouve évidemment amplifiée sur l’île de Montréal. La francisation des anglophones y vacille entre 5,0 et 6,0 %, au lieu d’entre 12 et 13 % comme dans l’ensemble du Québec (voir tableau). À l’inverse, au lieu d’augmenter de 1,3 à 2,0 % comme au Québec, l’anglicisation des francophones passe de 3,8 à 6,0 % sur l’île – et frise 8 % chez les plus jeunes adultes.
L’OQLF se contente simplement de suivre dans son rapport l’évolution de l’assimilation pour l’ensemble du Québec entre 2016 et 2021. C’est hautement inadéquat. Cela ne permet de savoir ni si l’assimilation s’accélère ou ralentit, ni comment elle varie sur le territoire. Alors qu’à Montréal, l’assimilation des francophones à l’anglais est rapidement en train de prendre l’allure de ce qui sévit dans le reste du Canada.
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