Israël en situation de légitime défense?
C’est sans doute l’idée la plus farfelue dans le débat actuel. Le fait que des ministres, des premiers ministres, des édito¬rialistes, des chefs d’antenne répètent qu’Israël a « le droit de se défendre » après l’attaque du 7 octobre 2023 est un indicateur fort de l’intériorisation du récit israélien par les élites politiques et médiatiques en Occident, combinée à une incompréhension par ces élites de ce qui se passe sur le terrain.
Ceux et celles qui font valoir le mythe selon lequel Israël ne fait que se défendre feignent d’oublier des données empiriques pourtant évidentes. Rappelons que depuis 1967, Israël occupe militairement les 22 % du territoire restant de la Palestine et prend des mesures quotidiennes pour consolider cette occu¬pation. Il existe un large consensus mondial, y compris chez les alliés les plus fidèles d’Israël, voulant que les territoires palestiniens conquis, c’est-à-dire la Cisjordanie (incluant la partie arabe de Jérusalem) et Gaza, sont des territoires occupés militairement et qu’Israël n’a pas le droit de les conserver.
La quatrième Convention de Genève de 1949, qui protège les civils en temps de guerre, notamment en territoire occupé, est reconnue par l’ensemble des puissances occidentales comme étant applicable en Cisjordanie et à Gaza. Or, Israël installe sa propre population en territoire occupé, en violation de l’article 49 de cette convention. Rappelons aussi qu’Israël contrôle toutes les frontières de la bande de Gaza et lui impose un blocus qui l’étouffe depuis 17 ans.
Le droit international reconnaît aussi à un peuple occupé le droit de se défendre, y compris par la lutte armée. Ce sont donc les Palestiniens qui sont en posture de défense et non pas Israël, qui est clairement en posture d’agression. La guerre actuelle vise à maintenir l’occupation et à chasser le maximum de Palestiniens en rendant leur vie dans la bande de Gaza impossible. Si l’objectif réel était de faire disparaître le Hamas afin de se protéger, il y aurait une excellente façon de le faire : c’est de lui faire perdre sa raison d’être, en établissant une paix véritable et en mettant fin à l’occupation.
(…)
Des illustrations
Qu’on en juge par un indicateur fort : plusieurs mois après le début de l’offensive israélienne, les grands médias conti¬nuent de parler de la « guerre entre Israël et le Hamas » alors que le massacre intentionnel de civils (au moins les deux tiers des 35 000 personnes tuées) se déroule sous nos yeux.
Même si, de toute évidence, cette représentation du conflit est objectivement fausse, elle a été répétée en boucle, comme une incantation, et a fini par s’imposer dans l’imaginaire comme une évidence, une « vérité alternative » ou fake news.
En février 2024, j’ai écrit à un journaliste qui avait qualifié le massacre de « guerre entre Israël et le Hamas » pour lui demander combien de morts de civils ça prendrait pour qu’il accepte l’idée qu’il s’agit d’une guerre contre les Palestiniens, et non pas contre le Hamas.
En réponse, il a accepté de réaliser une entrevue avec moi sur la question. Or, la direction du journal a refusé de publier son article, sous prétexte qu’il ne tenait compte, selon elle, que d’un seul point de vue. Cela signifie que, même si c’est le point de vue d’Israël qui est repris en permanence et partout, dans les rares occasions où une autre perspective est présentée, il faut quand même rappeler le narratif dominant qui falsifie la réalité et le présenter comme la version légitime de l’histoire, même si celle-ci est contredite par les faits.
(…)
La hasbara
Ce n’est pas un hasard si le récit israélien a fini par s’imposer, à toutes fins pratiques, comme la « vérité par défaut ». Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer : la culpabilité par rapport au génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, la proximité culturelle entre Israël et l’Occident, le fait que le projet sioniste est aussi un projet colonial occidental qui a été conçu et réalisé en collaboration avec les puissances occiden¬tales, et les réalisations technologiques israéliennes qui en font un partenaire privilégié pour l’Occident.
Il y a toutefois un facteur supplémentaire qui joue un rôle important, à la fois dans le milieu des médias et auprès des élus : c’est la propagande systématique, bien organisée et bien financée d’Israël. Cette propagande fait partie intégrante de la stratégie de conquête de la Palestine, présentée comme une entreprise hautement morale.
Les stratèges sionistes l’ont appelée hasbara, ou « diplomatie politique », ou encore « explication » – un euphémisme pour dire propagande et désinformation. Israël a mis sur pied plusieurs programmes et institutions dont la fonction essentielle est la hasbara. Il existe, par exemple, un programme de bourses offertes aux jeunes citoyens juifs vivant à l’extérieur d’Israël, qui leur fournit des outils pour influencer leurs réseaux respectifs dans leur pays d’origine (surtout occidentaux).
Aux États-Unis, une initiative connue sous le nom de AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) a pour fonction principale de s’assurer que les élus américains vont voter dans le sens souhaité par Israël sur toutes les questions qui le concernent : appui politique, aide militaire, coopération, etc. De nombreuses études se sont penchées sur l’influence de l’AIPAC. Or, les orientations politiques dominantes aux États-Unis, surtout celles des grands médias américains, établissent une norme suivie ailleurs dans le monde occidental.
Ce qui est affirmé de façon consensuelle par CNN, le New York Times ou le Washington Post devient ce qu’il est acceptable de dire, y compris au Canada. Cela ne s’applique pas aux chaînes telles que Fox News, qui se situe bien plus à droite que les autres. De plus, les orientations politiques sur le Proche-Orient asso¬ciées à la mouvance démocrate – très biaisées en faveur des politiques israéliennes – sont généralement considérées comme « modérées » et le fait de s’aligner sur elles est vu comme un gage d’objectivité.
Ces orientations politiques affectent la couverture média¬tique au Canada et en diverger est souvent interprété comme une marque de biais journalistique qui contrevient au code de déontologie. Si Radio-Canada, par exemple, s’aventurait à faire référence au système d’apartheid en Israël, ou au net¬toyage ethnique, ou encore au génocide en cours, les journa¬listes responsables de la diffusion de cette nouvelle se feraient vite ramener à l’ordre par la haute direction de la société d’État et seraient sans doute blâmés par l’ombudsman. Même le simple fait d’inviter un expert qui proposerait une analyse critique d’Israël peut mettre les journalistes sur la sellette…
Du même auteur
2023/06/09 | Canada et Palestine, une profonde illusion |
Dans la même catégorie
2024/11/06 | Pour comprendre la victoire de Donald Trump |
2024/11/01 | « C’est un génocide, car Gaza n’existe plus » |
2024/11/01 | Je ne haïrai point, un message censuré |
2024/10/24 | Les dominants ne respectent plus aucune limite |
2024/10/24 | Diplomatie d’influence et cyberconflits |