Si le Parti québécois et le Bloc québécois se maintiennent dans les sondages, il est probable que nous entrions dans un nouveau cycle nationaliste. Il ne faudrait pas que celui-ci ne porte que sur la question de l’immigration, qui redevient malheureusement une fixation occidentale. Peut-on vraiment avoir comme projet de société la limitation des nouveaux arrivants?
En plus de n’avoir rien de transcendant et de structurant, cette politique ne peut pas obtenir un appui majoritaire. Et pas seulement parce que les anglophones et les allophones du Québec sont généralement opposés à une réduction de l’immigration; une part non négligeable des francophones ne partagent pas non plus cette fixation.
Le plus décourageant est que cette dernière nous ramène au nationalisme défensif d’avant la Révolution tranquille. Si la question de l’immigration se posait dans les années 1960-1980, elle n’occupait pas le cœur du projet nationaliste. De sa vieille peur de l’assimilation par l’Anglais et par l’Autre, le Québec d’alors cherchait plutôt à trouver des valeurs communes, comme la langue française. Tous pouvaient donc conserver une partie de leur spécificité culturelle tout en adhérant à cette langue commune, moteur de leur intégration à la société et à la culture québécoises.
Unilinguisme contre bilinguisme
Encore faut-il que cette langue soit toujours reconnue comme caractéristique fondamentale de notre peuple, tant par les anglophones et les allophones que par les francophones eux-mêmes. À ce titre, l’amour immodéré et effréné des francophones pour l’anglais est extrêmement préoccupant.
L’état de la loi 101 l’est tout autant. Le mouvement pour l’élargissement de l’application de la Charte de la langue française au collégial, pourtant fort d’un appui grandement majoritaire de la part des syndicats enseignants, est incapable de faire entendre raison à la CAQ supposément nationaliste. Le caquisme s’enfonce chaque jour davantage dans un autonomisme pépère qui reprend les vieilles ritournelles du Nous canadien-français.
Le film La bataille de Saint-Léonard de Félix Rose peut nous aider à réfléchir à notre rapport à la langue, à l’immigration et à l’intégration en mettant en perspective notre époque et les années 1960. Le documentariste raconte la montée du mouvement en faveur des écoles francophones à Saint-Léonard en choisissant de suivre la trajectoire personnelle des deux protagonistes de cette histoire. Raymond Lemieux, de parents anglophone et francophone, choisit de lutter contre les écoles bilingues que défendent plusieurs Italiens, dont leur leader Mario Barone.
Une humanité qui relativise la lutte
Rose déploie dans son film toute son humanité, qui lui permet de mener des entrevues franches avec ses intervenants comme dans Les Rose et Québec rock : Offenbach vs Corbeau. Juxtaposant des entrevues actuelles aux très belles images d’archives, le documentaire a le mérite de montrer que ces événements sont d’abord vécus par les protagonistes dans leur chair et non comme un débat strictement intellectuel.
S’il s’agit d’une bonne idée, le film manque de contextualisation. Il a tendance à minimiser, sûrement sans le vouloir, la lutte sociale et politique des années 1960. Or, il s’agit d’une tare très actuelle que de considérer la question linguistique et celle de l’intégration comme des questions individuelles. Il se dégage du documentaire une sorte de neutralité trop grande, symptôme de notre époque où tout est mesuré, pondéré, atomisé. La combativité nous fait défaut. Si cela n’entache en rien l’intérêt de Québec rock, sujet d’abord culturel où la subjectivité est de mise, il en est autrement pour un sujet éminemment politique et encore d’actualité.
Le perdant triomphant
Néanmoins, Rose fait œuvre utile. Le simple fait que ce documentaire existe et rappelle ces événements fondamentaux du mouvement indépendantiste relève en soi de l’exploit à notre époque de confort et d’indifférence. Cela est d’autant plus vrai puisque le documentaire nous permet d’analyser le chemin parcouru depuis ces événements de 1968-69.
Les enfants de Barone interviewés par Rose agissent comme de vrais conquérants. Ils décrivent leur père en véritable héros, un grand homme qui a fait de la « désobéissance civile » en refusant de se plier à la loi québécoise qui interdisait les écoles dans les sous-sols des maisons. Ils sont triomphants, répondent même parfois à Rose en anglais et ne semblent toujours pas comprendre – ou accepter – que le français est la langue commune du Québec, pas une parmi les autres.
La fille de Barone y va même d’un élan du bon vieux mépris pour le français du Québec, qui ne mérite pas d’être appris parce qu’il « n’est pas le vrai ». Rose manque alors une belle occasion de répliquer au mépris encore bien présent dans certains milieux. L'arrogance violente de jadis s’est métamorphosée en arrogance tranquille, l’arrogance de ceux qui savent qu’ils ne sont pas réellement menacés, que leur mode de vie ne changera pas.
Puisque c’est bien ce que montre, peut-être à son insu, le documentaire : les vaincus n’ont pas vraiment perdu. La loi 101, qui suivra la bataille de Saint-Léonard, a aujourd’hui 47 ans. Elle ne semble toujours pas s’être imposée dans l’esprit de la famille Barone.
À l’inverse, la famille Lemieux ne semble pas être vainqueure. Les enfants de Raymond semblent plutôt désintéressés de la question. Représentatifs de l’état d’esprit d’un trop grand nombre de francophones, les Lemieux semblent voir dans la loi 101 un objet historique, mort et enterré. Comme si la question linguistique était de l’histoire ancienne et non pas d’une actualité criante.
La langue est une question politique
La langue est d’abord une question politique au Québec. Le documentaire de Rose montre que, bien au-delà de la peur de l’éventuelle assimilation et acculturation des nôtres, la question linguistique est celle du pouvoir politique. Mario Barone le dit sans gêne en 1968 : la langue du pouvoir est l’anglais, pourquoi un homme d’affaires ne l’utiliserait pas, même au mépris de la langue de la majorité ? Ses enfants disent pratiquement la même chose, un demi-siècle plus tard.
Au début de la bataille de Saint-Léonard, le clan Barone a laissé entendre publiquement que le gouvernement de Daniel Johnson lui a assuré que les écoles bilingues allaient demeurer légales. Le premier ministre contredit rapidement cette affirmation. Le réflexe de Barone est alors le même qu’aujourd’hui pour ceux qui refusent au Québec la légitimité d’imposer sa vision de la communauté sur son territoire : nier la législation québécoise et se tourner vers Ottawa.
Barone s’empresse alors de rencontrer Pierre Elliot Trudeau afin de faire infirmer la décision de Bertrand. Est-ce bien loin de l’attitude de l’université McGill qui a affirmé, en décembre 2023, vouloir payer les 3 000 dollars de droits de scolarité supplémentaires pour les étudiants étrangers inscrits dans son institution? Cette même université poursuit maintenant le gouvernement du Québec devant les tribunaux. Faut-il le rappeler, cette même McGill refusait aux francophones et aux catholiques l’accès à plusieurs bourses à l’époque où la bataille de Saint-Léonard faisait rage. Comme quoi la morale est à géométrie variable.
Plutôt que de chercher à convaincre le Québec, les allophones et les anglophones ont trop souvent le réflexe d’outrepasser notre juridiction avec un mépris à peine déguisé. Voici un constat qui s’impose : la question linguistique est politique. C’était le cas en 1968-69. C’est encore le cas aujourd’hui. Et ce le sera toujours. Des batailles de Saint-Léonard, le Québec en a besoin partout, tout le temps. Non pas menées contre une communauté précise ou contre les immigrants en général, mais pour le Québec.