Le populisme naît de l’union de la colère avec les algorithmes. C’est la thèse centrale du livre Les ingénieurs du chaos (JCLattès, 2019) de Giuliano da Empoli, une lecture essentielle pour comprendre notre époque.
Selon da Empoli, qui cite un livre de Peter Sloterdijk sur l’histoire politique de la colère, « un sentiment irrépressible traverse toutes les sociétés, alimenté par ceux qui à tort ou à raison, pensent être exclus, discriminés ou pas assez écoutés. Historiquement, c’est d’abord l’Église qui a donné un exutoire à cette énorme rage accumulée. Puis, les partis de gauche ont pris le relais à partir du XIXe siècle ». Aujourd’hui, les partis de gauche ont perdu leur aura et la colère s’exprime par d’autres canaux.
Pour da Empoli, qui a étudié en profondeur les expériences du Mouvement 5 étoiles (M5S) en Italie et de Trump aux États-Unis, le populisme actuel est né de l’union de cette colère avec les algorithmes.
Le narcissisme de masse
Si les élites ont changé, il en va de même du peuple avec l’avènement des réseaux sociaux. Ceux-ci ont modifié les relations entre les individus. Ils carburent aux émotions négatives, aux fake news et aux théories du complot, qui constituent aujourd’hui le cœur de la nouvelle propagande.
Les complots fonctionnent sur les réseaux sociaux parce qu’ils provoquent des émotions fortes, des polémiques, de l’indignation, de la rage. Et ces émotions génèrent des clics et maintiennent les utilisateurs collés à leur écran, car l’architecture entière de Facebook est fondée sur le besoin de reconnaissance où chaque like flatte notre ego.
Dans cette perspective, la véracité des faits ne compte pas. Une fausse information a 70% plus de probabilité d’être partagée sur Internet, car elle est en général plus originale qu’une vraie. Les « décrypteurs » de Radio-Canada perdent leur temps à proposer des corrections pour rétablir la vérité.
L’un des effets de la propagation des réseaux sociaux a été d’élever structurellement le niveau de colère déjà présent dans notre société. Toutes les études démontrent qu’ils tendent à exacerber les conflits jusqu’à devenir un véritable vecteur de violence.
Pour comprendre la rage contemporaine, il faut donc sortir de la perspective purement politique et entrer dans une logique différente. La rage, disent les psychologues, est l’ « affect narcissique par excellence ».
Le Mouvement 5 Étoiles
Da Empoli, qui a été conseiller politique à différents niveaux de gouvernement en Italie, a analysé le Mouvement 5 Étoiles (M5S) du clown Beppe Grillo, qui a remporté les élections italiennes de février 2013, en récoltant près de 9 millions de voix et 25% des suffrages.
Le Mouvement était contrôlé par seulement deux personnes : le clown Beppe Grillo, qui s’en prenait aux élites dans ses spectacles et sur son blogue, et Gianroberto Casaleggio, un spécialiste des réseaux sociaux. Les deux ont mis sur pied une organisation, fondée supposément sur la « démocratie directe », mais en réalité complètement contrôlée par les deux compères.
Ni parti, ni association, le Mouvement était en réalité un blogue appartenant à Grillo et Casaleggio. Les adhérents ne pouvaient communiquer entre eux. Les fidèles étaient promus par le blogue, avec parfois plus d’un million d’inscrits sur leur page Facebook. Ceux qui exprimaient des critiques étaient subito presto bannis de la plate-forme en ligne.
Le M5S n’avait ni vision, ni programme, ni quelconque contenu positif. C’était un simple algorithme qui identifiait les sujets qui « marchent », les popularisaient, quitte à adopter la position contraire si l’opinion changeait. Son unique objectif était de satisfaire la demande des consommateurs politiques, en leur vendant l’idée qu’ils faisaient de la politique, bien assis chez eux, en publiant des commentaires sur le Blogue et en diffusant des posts.
L’expérience Trump
À l’origine du succès de Trump, il y a l’alliance entre Steve Bannon et Andrew Breitbard, qui comprennent rapidement l’importance de l’Internet pour s’attaquer aux élites américaines et au « politically correct ». Le millionnaire Robert Mercer accepte de financer leur projet à hauteur de dix millions $.
Le message qu’ils propagent au monde numérique est le suivant : votre monde est en danger, la machine puissante du « politically correct » et des censeurs démocrates veut vous enlever tout ce qui vous tient à cœur, la liberté d’expression, l’anonymat. Le seul moyen pour vous sauver est de faire la politique pour combattre l’establishment, les médias et la politique traditionnelle avec Donald Trump.
Dès le départ, les médias traditionnels tombent dans le panneau des provocations de Trump. Ils lui font de la publicité et donnent de la crédibilité à sa prétention d’être le candidat anti-establishment. Selon da Empoli, à cause de son expérience télévisuelle passée (The Apprentice), Trump réussit à exprimer cette « authenticité », qui est l’obsession des émissions de téléréalité.
Feu le centre politique
L’utilisation de l’Internet par les populistes transforme profondément la politique. Traditionnellement, la politique avait cette tendance centripète qui stipule que, pour gagner une élection, il faut occuper le centre de l’échiquier politique. C’est toujours le credo de commentateurs comme Michel C. Auger.
Mais, aujourd’hui, selon da Empoli, la foule compacte a été abolie au profit d’une réunion d’individus séparés, chacun d’eux pouvant être suivi à la trace sur Internet dans les moindres détails, par les ingénieurs des réseaux. Cela permet la tenue de campagnes avec des thèmes contradictoires, qui ne se rencontrent pas, jusqu’au moment du vote. La politique devient centrifuge.
En 2016, les spin doctors digitaux de Donald Trump, appuyés par les techniciens de Mark Zuckenberg, ont testé 5,9 millions de messages différents. Un dispositif massif a été en place pour décourager les électeurs démocrates de se rendre aux urnes, en se concentrant sur les partisans de Bernie Sanders, les jeunes femmes âgées de dix-huit à trente-cinq ans et les Afro-Américains des quartiers difficiles.
La motivation à rejoindre l’électeur moyen cède sa place à la tentation de multiplier les signaux, même contradictoires, pour capturer les groupes les plus disparates. Trump bombarde le public de commentaires en tous genres pour ensuite les modifier selon les réactions. La volatilité de ses positions sur l’avortement en est un bon exemple. « N’être jamais ennuyant » est la seule règle que suit rigoureusement Trump. Son mérite historique, selon da Empoli, est d’avoir compris que la campagne présidentielle est un show télévisé très médiocre.
« Il ne s’agit donc plus d’unir les électeurs autour du plus petit dénominateur commun, mais au contraire d’enflammer les passions du plus grand nombre de groupuscules possible pour ensuite les additionner – même à leur insu », affirme da Empoli.
Dans ce contexte, les minorités intolérantes peuvent déterminer le cours de l’histoire. Quelques activistes motivés sur les réseaux sociaux peuvent faire interdire certains livres, ou mettre sur une liste noire certaines personnes. L’importance de cette minorité intolérante est fondamentale.
Chaque fois que Trump provoque un scandale avec une affirmation controversée, il galvanise le noyau dur des inflexibles et sème le doute au sein de la majorité flexible. Pour y parvenir, il est nécessaire que l’argument radical obtienne une certaine masse critique de soutiens. Voilà pourquoi Trump et les autres populistes ne peuvent se permettre de renoncer à leurs soutiens les plus extrêmes. Ce sont eux qui constituent la pierre angulaire de la mobilisation en leur faveur. Ce que nos commentateurs politiques n’ont pas compris.
Pour conquérir une majorité, il ne faut plus converger vers le centre, mais additionner les extrêmes. Dans cette approche, les conseillers politiques et les experts en communication sont remplacés par des techniciens, des physiciens, par ces « ingénieurs du chaos ».
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