Au cours de l’été, le Théâtre de l’œil ouvert a présenté « La Géante », un magnifique et émouvant hommage à La Poune et l’autrice Kim Lévesque-Lizotte une version théâtrale de « Moi… et l’autre ». Nous en profitons pour publier un extrait du chapitre “Le rire québécois se conjugue aussi au féminin”, du livre « Le Pari québécois d’une culture avant le pays », de Jean-Claude Germain. Jean-Claude écrit que « Le comique de La Poune est le premier au Québec, et sans doute en Amérique du Nord, à ne pas se conformer aux stéréotypes du burlesque masculin où les blondes un peu plus bêtes que les hommes préfèrent se métamorphosent en brunettes et en mégères dès qu’elles ont l’anneau au doigt ». Vous pouvez vous procurer le livre sur notre site Internet.

En 1682, lors d’un procès qui a fait courir toute la population montréalaise, les échanges entre un juge et un mari cocu auraient fort bien pu être tirés d’un sketch écrit pour le Théâtre National de Rose Ouellette. Appelé devant la cour à témoigner de l’infidélité de son épouse, monsieur Folleville raconte qu’un jour qu’il s’apprêtait à corriger sa progéniture, son épouse l’en a empêché. « Tu pourras lever la main sur tes enfants le jour où tu pourras te vanter d’en avoir un à toé! », lui a-t-elle lancé.  « Et votre femme a eu combien d’enfants ? » s’enquiert le juge dans l’hilarité générale. « Neuf! Votre honneur! » La fierté du cocu à être cocufié provoqua un fou rire collectif digne de figurer dans les annales.

La Folleville que le tribunal avait invitée à modérer ses transports ne fit preuve d’aucun repentir. Quelques jours plus tard, lorsqu’elle croise le curé Frémont, responsable de sa mise en accusation, elle prend le sulpicien à parti et menace de lui déchirer sa soutane sur le dos. La Poune n’aurait pas eu le loisir de s’exercer à la comédie dans le Montréal des origines, le théâtre y étant interdit sous toutes ses formes. En revanche, on peut facilement l’imaginer sous les traits d’une cabaretière traduite en justice pour avoir eu plusieurs amants au vu et au su de tout le voisinage.

Le comique procède 
de l’insoumission

Anne Lamarque dite La Folleville n’aurait pas désavoué Rose Ouellette dite La Poune dont le comique procède de la même insoumission. La directrice du Théâtre National se souciait peu des bonnes manières. Elle n’en faisait généralement qu’à sa tête et prenait facilement la mouche. Dans ses mémoires, Quand on revoit tout ça! (Productions Vieux rêves, 1977), Juliette Pétrie raconte « qu’il fallait s’attendre à tout avec Rose, et à tout moment. Aussitôt qu’elle devait incarner une personne en colère dans une comédie, j’avais pris pour habitude de sortir de scène ». Et pour cause. 

Dans un sketch, par exemple, La Poune est chassée de son logis par sa propriétaire et elle se retrouve sur le trottoir dans un décor de rue avec tout son ménage entassé pêle-mêle autour d’elle. Son premier réflexe n’est pas le découragement, mais une sainte colère qui fait écho à celle de La Bolduc qui chantait au même moment : « Ma boîte à charbon est brûlée/ et mon eau est pas payée./ Y ont besoin de pas v’nir m’achaler/ m’as les sacrer en bas d’l’escalier ».

La première réaction de La Poune devant l’adversité est de lancer rageusement tout le service de vaisselle à la tête de sa propriétaire, puis tout le ménage y compris les chaises et la table, pour le plus grand bonheur d’un public populaire féminin montréalais dont la ville détient alors le championnat des expulsions de logis en Amérique du Nord.
 
« Une fois, Rose a trouvé que la scène n’avait pas assez duré, se souvient Juliette Pétrie qui observait prudemment la scène de la coulisse.  Elle est allée dans la conciergerie d’où elle est revenue avec une longue gaffe d’une douzaine de pieds qui servait à décrocher les frises en haut des rideaux et elle s’est mise à la faire tournoyer autour d’elle et le crochet de fer qui était fixé à l’une des extrémités est venu frapper la comédienne qui interprétait la propriétaire à la tête. » Inutile de préciser que dans la salle, c’était l’euphorie la plus complète. 

Indissociable de l’évolution 
de la condition des femmes

Le comique féminin est indissociable de l’évolution de la condition des femmes dans la société québécoise. C’est son premier sujet et son seul objet. Dans le contexte des années trente, le comique effronté et sans-gêne de Rose Ouellette s’harmonise parfaitement avec l’humeur frondeuse des « midinettes » qui ont déclenché la première grande grève dans la confection pour dames en 1934. 

Le vieil esprit d’insubordination du temps de la Folleville a repris du service. Lors des affrontements avec les forces de l’ordre, plus de femmes que d’hommes sont arrêtées et les ouvrières se sont défendues contre les mouvements des policiers à cheval en enfonçant des épingles à chapeau dans la chair de leurs montures.

Trois ans plus tard, une foule de quelques centaines de manifestantes féminines sera à nouveau l’objet d’une charge de policiers à cheval, suivie de plusieurs arrestations. Les femmes s’étaient réunies sur le Champ-de-Mars pour réclamer de quoi manger et protester vivement contre une mesure discriminatoire qui condamnait les plus démunies d’entre elles à la misère et à la rue. 

Le gouvernement Duplessis avait décrété, pour complaire aux exigences du clergé en matière de moralité publique, que les filles-mères, les concubines, les veuves avec soutien de famille et les mères de famille dont le chef est malade ou incarcéré étaient dorénavant inadmissibles aux secours directs. Un banc d’essai pour les orphelins de Duplessis quoi!

Peu importe leurs classes sociales, toutes les Québécoises demeurent sous la tutelle d’un Parlement, celui de Québec qui, année après année, session après session, refusera obstinément pendant vingt-deux ans d’accorder aux femmes un droit de vote qui leur est pourtant acquis au niveau fédéral depuis 1918. 

Non conforme aux stéréotypes du burlesque masculin

Rose Ouellette n’est assurément pas une féministe déclarée, mais elle fait souffler sur la scène du National un vent d’insoumission qui se permet toutes les libertés, dont plusieurs que les femmes n’osent pas encore réclamer. Le comique de La Poune est le premier au Québec, et sans doute en Amérique du Nord, à ne pas se conformer aux stéréotypes du burlesque masculin où les blondes un peu bêtes que les hommes préfèrent se métamorphosent en brunettes et en mégères dès qu’elles ont l’anneau au doigt.

Dans le burlesque au féminin qu’elle s’invente, La Poune n’est pas « mariable », donc ni poule, ni chipie, et pour pouvoir plus facilement jeter les hommes par la fenêtre, elle les préfère petits. Dans une comédie qui fait partie de son répertoire, La fille de Mathurin, elle pousse l’audace jusqu’à concurrencer les hommes sur un terrain dont il se réserve l’exclusivité : celui des exploits sexuels. 
Mathurin veut marier sa fille à Ignace, mais La Poune refuse parce qu’elle craint « la visite des sauvages qui ont cassé les vitres » de la voisine. Comme le promis est aussi épais que la promise, le père de La Poune n’a d’autre choix que de prendre les grands moyens pour la « déniaiser » et il fait appel à un déniaiseur professionnel, Zéphirin, qui a une solution toute trouvée. « Je vas aller dans les champs chercher une gang de gars, monsieur Mathurin. On va les faire entrer dans la grange. Pis là, ben envoyez-nous votre fille. On va la chatouiller comme y faut! »

Après s’être d’abord fait remplacer par sa mère, au grand dam de son père, La Poune se retrouve finalement dans la grange pour un « chatouillage » en règle qui semble s’éterniser... jusqu’au moment où les portes de la grange s’ouvrent brusquement pour laisser sortir une ribambelle de gars tout « défaçonnés, désâmés, débiscaillés et dérinchés », suivis d’Ignace ses culottes à la main et d’une Poune triomphante brandissant une pancarte où on peut lire : Hommes demandés! C’est déjà un peu le « Ma vie et mon corps m’appartiennent! » du féminisme radical des années 70.

La Poune et la bonne société

Lorsque Rose Ouellette nous a quittés en 1996, elle était devenue une gloire nationale qui pouvait se vanter d’avoir fait rire un futur président de la République française à l’époque où Valéry Giscard d’Estaing enseignait à Montréal au Collège Stanislas. Tout comme d’avoir reçu en 1980 une lettre officielle du premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau, où ce dernier lui rappelait que du temps où il fréquentait le Collège Jean-de-Brébeuf, il était souvent arrivé à ses confrères de sécher un cours sur Molière pour aller se dilater la rate avec son héritière.

Avec le passage du temps, on a fini par croire que La Poune avait toujours été secrètement admirée par la bonne société. Ce qui n’a jamais été le cas ni pour elle ni pour La Bolduc. Le La dont on les gratifiait l’une et l’autre n’a jamais été adulatif comme pour « La » Callas ou « La » Dufresne. En fait, il marquait la condescendance de l’élite bien-pensante pour « les vedettes du faubourg ». Rose Ouellette a été la Grande Dame de l’irrévérence et encore aujourd’hui c’est la seule distinction qui sache traduire son génie comique sans en trahir la nature. 

Les duos comiques féminins

Les femmes qui font rire sont des oiseaux rares et dépareillés. À seize ans, Juliette Béliveau était assise sur les genoux de la grande Sarah Bernhardt qui l’interrogeait sur sa jeune carrière d’actrice. « Si ton rêve de venir en France se réalise, lui disait alors La Divine, je te prendrai sous ma protection ». Mais « la petite Sarah », comme l’avait surnommée Louis Fréchette, n’a plus grandi après 1905. Et en raison même de sa taille réduite, elle est devenue une comique recherchée dans toutes les revues dont l’époque est friande. Déjà, dans les années vingt, elle commandait quasiment un traitement de super-vedette : cinquante dollars par semaine. 

Or, depuis qu’elle a inauguré le Ouimetoscope en 1919, les scopes se sont multipliés et le burlesque est devenu la forme de spectacle la plus prisée du public. En 1927, Arthur Pétrie innove en remplaçant le faire-valoir masculin de ses Poupées françaises par une jeune fille toute mince, Jeannette Perreault, rebaptisée Épinglette puis Manda. Au même moment où une femme encore plus menue fait une entrée fracassante dans la troupe concurrente de Ti-zoune. Juliette Béliveau devient la première partenaire comique d’Olivier Guimond père et c’est un véritable feu d’artifice sur la scène du National. 

Sa drôlerie est irrésistible. Elle a l’esprit vif, la répartie facile, un timing absolu et quand elle ne s’amuse pas à lancer à Ti-zoune qu’ « avec un trou dans la tête, il ferait une belle aiguille! » ou à conjuguer le verbe aimer à sa façon   « Je vous aime / Tu  me plais / Ils se marient / Nous nous ennuyons / Vous vous exécrez / Ils se séparent! » elle prend un plaisir évident à « broder » sur un canevas de burlesque. 

Les duos comiques féminins, inexistants dans le monde du spectacle nord-américain, sont une singularité du rire québécois. Juliette Béliveau et Juliette Huot vont suivre l’exemple de Rose Ouellette et de Juliette Pétrie en créant un spectacle de cabaret désopilant qu’elles vont reprendre par la suite pendant des années. « Les deux Juliettes, c’était déjà un peu Dominique et Denise », fait remarquer Janine Sutto. « Naturellement, Juliette Béliveau ramassait tout parce que c’était la petite! comme Dodo ».

Là où Denise Filiatrault remplit la même fonction que Juliette Pétrie, celle de straight, Dominique Michel assume la continuité comique de La Poune et de La Béliveau. D’une part, elle est aussi ratoureuse que la première dont elle a hérité du sans-gêne. Et, d’autre part, elle possède le charme désarmant et le sens aigu de la parodie de la seconde auquel elle a ajouté un don particulier pour les imitations. 

Dodo et Denise

De 1955 à 1958, Le Beu qui rit consacre l’originalité du talent de Dodo et de Denise qui partagent l’affiche des revues avec Paul Berval, Denis Drouin, Jacques Lorain, Roger Joubert et Jean-Claude Deret. Le couple comique n’en possède pas moins une autre originalité. « Aux États-Unis, les femmes drôles n’étaient pas souvent belles », fait observer Denise Filiatrault dans L’humeur à l’humour. « En fait, c’était plutôt rare qu’elles le soient et j’ai encore la mentalité européenne selon laquelle une femme drôle ne peut pas être... » Dominique la coupe! « ...distinguée et faire des grimaces! »

En 1960, l’invention de la pilule contraceptive par le docteur Pincus libère les femmes de la crainte millénaire de tomber enceinte et révèle aux Québécoises la différence entre « prendre la pilule » et « prendre sa pilule ». Plus elles adopteront l’usage de la première, moins elles accepteront facilement d’avaler la seconde. 

Vers la fin des années soixante, une nouvelle autonomie des femmes a trouvé son expression populaire dans les intrigues biscornues et les péripéties loufoques d’une émission de télévision, Moi… et l’autre (1967-1971), dont les deux protagonistes sont Denise Filiatrault et Dominique Michel.

Les images de la femme québécoise se modifient dans la foulée des lois qui changent et les deux héroïnes de Moi… et l’autre vont mettre à mal le poncif télévisuel selon lequel les femmes se doivent d’être en tout temps et en toute circonstance un modèle de correction morale et linguistique. Denise et Dodo incarnent deux jeunes femmes à la mode et dans le vent qui n’ont pas l’excuse d’un Faubourg à m’lasse ou d’une Rue des pignons pour s’exprimer dans une langue populaire.

Elles habitent des appartements cossus comme dans les téléromans bourgeois. « Ah! mon dieu qu’on s’est fait descendre pour ça la langue! », se souvient Denise. « Pourtant, on parlait comme on parle là! », lui rétorque Dominique. « Mais ça empêchait pas un critique d’être choqué par notre vulgarité et de demander qu’on le débarrasse de cet affreux accent canadien! »

En revanche, les entorses à la morale de « Moi... et l’autre » n’ont pas suscité de protestations aussi intempestives. « Ça passait parce qu’on disait tout haut ce que les femmes commençaient à penser tout bas », atteste Dodo. « À l’époque deux filles qui couraillaient et qui étaient prêtes à se fendre en quatre pour ramener un beau gars à la maison, c’était un peu avant-gardiste. »