L’agriculture québécoise menacée

2024/11/01 | Par Pierre Dubuc

L’adoption de la loi excluant la gestion de l’offre de toute négociation commerciale avec d’autres pays est une des deux conditions avancées par le Bloc Québécois pour apporter son soutien au Parti libéral. La loi a été votée par l’ensemble des partis politiques siégeant au Parlement fédéral, mais deux sénateurs bloquent son adoption au Sénat.

La gestion de l’offre est le programme qui encadre la production de lait, de volailles et des œufs. Ces produits sont destinés uniquement à la consommation intérieure et ne sont pas exportés. Le programme est basé sur un système de quotas pour que la quantité produite corresponde à la demande et où le prix est déterminé par la structure de coûts de la filière. S’ensuivent moins de gaspillage et des prix plus stables, sans être plus élevés. Plus du tiers de l’agriculture québécoise dépend de ce programme.

Sans ce bouclier, les producteurs de lait feraient face à un véritable tsunami de lait américain. Ce serait une catastrophe dans nos campagnes, particulièrement au Québec où on trouve la moitié des fermes laitières au Canada.

Le gouvernement a bradé des pans de ce programme dans ses trois derniers accords internationaux avec l’Europe (AECG), les pays du Pacifique (PTPGT) et les États-Unis (ACEUM). L’ACEUM prend fin en 2036, mais les trois pays doivent décider en 2026 s’ils prolongent le traité pour un autre 16 ans après sa date d’expiration ou si de nouvelles négociations s’enclenchent.

Sans surprise, Donald Trump a annoncé qu’il rouvrira l’Accord et les milieux d’affaires canadiens ne peuvent trouver de réconfort du côté des démocrates. En 2020, Kamala Harris a été parmi les dix sénateurs qui ont voté contre l’ACEUM et elle a récemment déclaré qu’elle était favorable à une réouverture du traité en 2026.

En fait, démocrates et républicains ont fait des promesses en ce sens aux producteurs laitiers du Wisconsin, un État pivot dans l’élection présidentielle. Le Wisconsin compte à lui seul plus de vaches laitières que l’ensemble du Canada.

Donc, peu importe que ce soit Trump ou Harris qui soit élu, l’Accord sera rouvert et Washington va exiger de nouvelles concessions du Canada. De quoi énerver plusieurs chefs d’entreprise, étant donné que 78 % des exportations canadiennes vont vers les États-Unis.

Aussi, les milieux d’affaires du Canada anglais s’empressent d’annoncer ouvertement qu’ils sont favorables à l’élimination de la gestion de l’offre et prêts à en faire une monnaie d’échange dans les négociations pour le renouvellement du traité de libre-échange avec les États-Unis.

Le passé garant de l’avenir

Le fait que le principal conseiller au commerce de l’équipe Trump est Robert Lightizer n’a pas de quoi rassurer les milieux politiques et économiques canadiens. Il était le négociateur américain lors du renouvellement de l’ALENA. Il se vante d’avoir roulé le Canada dans la farine dans le compte-rendu qu’il fait de ces négociations dans son livre No Trade Is Free. Changing Course, Taking On China, and Helping America’s Workers (Broadside Books, 2023).

L’accès au marché canadien pour les produits laitiers américains était notre principale priorité à l’égard du Canada, affirme Lightizer dans ce livre. La stratégie américaine a consisté à ne négocier qu’avec le Mexique. Un Accord États-Unis – Mexique a donc été proclamé le 27 août, soit quelques heures avant le délai prévu pour son adoption par le Congrès. Le Canada a été invité à s’y joindre, mais en laissant clairement entendre que les deux pays étaient disposés à aller de l’avant sans le Canada. Un délai de 30 jours était prévu avant que le texte définitif soit étudié par le Congrès, soit le 30 septembre.

Ce n’est que le 18 septembre que les communications rompues avec le Canada ont été rétablies. Le Canada a bonifié son offre sur les produits laitiers et le nouveau texte a été adopté à 23:59 la veille du 30 septembre.

Rappelons que Lightizer a fait inscrire dans le traité un droit de veto de l’administration américaine sur un éventuel traité de libre-échange entre le Canada et la Chine ou d’autres pays.(1)

Aujourd’hui, Lightizer a déménagé à Palm Beach, en Floride, à deux pas de Mar-a-Lago, la résidence de Donald Trump, et il est administrateur « indépendant » de Trump Media, qui possède le réseau Truth Social.

Selon le journal Le Monde, Lightizer a prévenu des groupes d’investisseurs que Trump prévoit un prélèvement douanier de 10% sur toutes les importations et de 60% sur celles en provenance de Chine, ainsi que la renégociation des accords avec le Canada et le Mexique en 2026.

L’agrobusiness

Parmi les groupes les plus actifs plaidant pour l’élimination de la gestion de l’offre, on trouve le puissant lobby de l’oligopole de l’agrobusiness canadien-anglais (Cargill, Bayer-Monsanto, Massey-Ferguson, etc.). Selon le Canadian Anti-Monopoly Project (CAMP), les secteurs des semences, des engrais, de machinerie agricole, des produits pharmaceutiques utilisés par les vétérinaires sont contrôlés par les géants de l’agrobusiness.

Deux entreprises contrôlent 99% des usines d’abattage de bœuf et deux autres dominent le marché des semences de canola. Quatre entreprises ont la main haute sur 95% des engrais à l’ammoniaque et sur 100% de ceux à l’urée.  Les ventes de machineries agricoles sont sous le contrôle de trois corporations.

Le Canada a exporté en 2022 pour 92,8 milliards $ de produits agricoles. La nervosité de l’agrobusiness et ses pressions pour céder la gestion de l’offre afin de préserver les exportations du bœuf de l’Ouest s’expliquent facilement.

Les banques

Les banques canadiennes sont aussi frileuses devant la perspective d’une renégociation de l’ACEUM. D’abord, parce qu’elles ont d’importants investissements dans l’agrobusiness, mais également dans une multitude d’entreprises qui exportent leurs produits au sud de la frontière. Mais il y a plus.

Au cours des dernières décennies, des banques canadiennes se sont lancées à l’assaut du marché financier américain en faisant l’acquisition de banques américaines et en se montrant agressives pour élargir leur part de marché. C’est le cas particulièrement de la Banque Toronto-Dominion et de la Banque de Montréal.

Mais, contrairement au marché canadien contrôlé par six grandes banques et protégé de la concurrence étrangère par les lois fédérales, le marché américain est très compétitif et on y dénombre un grand nombre de banques.

Les banques américaines n’apprécient guère la concurrence canadienne et les autorités financières ont épinglé la Banque TD pour des activités de blanchiment d’argent. Elle a été condamnée à 3 milliards US de pénalités et s’est vue imposer des restrictions visant à mettre fin à son expansion.

Avec les milliards de dollars en circulation en provenance du crime organisé, la Banque TD n’est évidemment pas la seule à blanchir de l’argent sale. Aussi, la Banque Royale a compris le message en provenance du sud de la frontière et a appelé les autorités canadiennes à se montrer plus « gentilles » à l’égard des États-Unis.

Les médias

Les médias anglophones sont empressés de relayer le message de l’agrobusiness et des banques. Dans un éditorial (How to secure continental free trade, 13/09/2024), le Globe and Mail propose d’abandonner la gestion de l’offre en invoquant le fait qu’il n’y aurait plus aujourd’hui que 10 000 fermes laitières au Canada et moins de 5 000 producteurs de volailles et d’œufs ! Évidemment, le fait que la moitié de ces entreprises se situent au Québec facilite le choix du journal torontois.

On aurait aimé que les médias québécois se portent vigoureusement à la défense de la gestion de l’offre et appuient l’initiative du Bloc Québécois. Il n’en est rien!

Pour un compte-rendu complet du livre, lire notre article « Traité de libre-échange : Comment le Canada s’est fait manœuvrer » sur notre site Internet.