Se donner les moyens de l’indépendance

2024/11/08 | Par Simon Rainville

Retourner les pierres. C’est le titre du recueil, dont le tiers des dix-neuf textes sont des inédits, que fait paraître Yvan Lamonde, l’historien québécois le plus stimulant de sa génération. L’opération de retournement des pierres qu’il propose n’est pas sans rappeler la phrase de l’essayiste Pierre Vadeboncoeur, qu’il a abondamment étudié : « Il faut renverser les monuments pour voir les vers qui grouillent. »

Puisque c’est bien le cœur de l’œuvre de Lamonde : voir plus loin que les idées préconçues sur notre passé. Il cherche depuis un demi-siècle à dépoussiérer l’histoire des idées au Québec. Il ne se contente pas d’être un spécialiste d’une période ou d’un événement. Auteur d’une monumentale Histoire sociale des idées au Québec (en 4 tomes), il est curieux de tout : « Plus on cherche, dit-il dans ce recueil, plus on cherche. Et plus on a la chance de trouver. Et plus on a la chance de voir le méconnu, l’inconnu, le mal connu. » Ce mal connu est souvent lié à notre condition politique.

C’est ainsi que l’on devine, à force de s’imprégner de son œuvre, que Lamonde est un indépendantiste. On pourrait même dire qu’il a cherché toute sa vie à expliquer une seule chose : comment un peuple, qui a tous les atouts nécessaires pour être autonome, a-t-il raté son indépendance politique, trop occupé à combattre le cléricalisme, à chercher la survivance culturelle et à s’entredéchirer pour mieux se diviser?

Son histoire des idées fait fi des spécialisations disciplinaires et sort des sentiers battus, comme en témoignent les textes regroupés dans ce recueil. Ici, elle cherche des traces d’anticléricalisme et de lutte pour la laïcité avant 1960; là, elle montre qu’une lignée de défenseurs d’idées modernes a existé malgré le conservatisme souvent prégnant; ailleurs, elle trouve des éveilleurs de conscience dénonçant le manque de volonté de liberté des nôtres, même à l’intérieur du clergé, en plus des figures classiques que représentent Paul-Émile Borduas et Marcelle Ferron; à un autre endroit, elle interroge l’inconsistance de notre culture qui n’a jamais déclaré son indépendance complète de la culture française, là où les Américains ont, dès le début du 19e siècle, fondé leur propre littérature et leur propre conscience culturelle et politique. L’érudition du propos est stupéfiante.

Des intellectuels québécois laïques

La curiosité de Lamonde l’a aussi porté à sortir de l’oubli des intellectuels qui n’ont pas marqué notre mémoire collective, mais qui mériteraient d’être connus. Souvent, il s’agit d’intellectuels laïques dont les idées ne cadraient pas avec la doctrine catholique. C’est le cas, dans ce recueil, de René Garneau qui, en 1939, a fait paraître une réflexion profonde sur la nation canadienne-française et les conditions de l’indépendance du Québec. Lamonde a d’ailleurs insisté durant un demi-siècle sur la laïcité et sur le courant anticlérical qui traverse l’ensemble de notre histoire, même s’il n’a pas été majoritaire avant les années 1970.

Avec patience mais insistance, l’historien a cherché à circonscrire et à définir la place particulière que les intellectuels occupent au Québec. Avec d’autres, il a participé à l’édification d’une conception proprement québécoise de la figure de l’intellectuel, conception trop longtemps dominée par la vision française, comme c’est trop souvent le cas dans notre histoire.

C’est pourquoi Lamonde accorde une place prépondérante à notre américanité, particulièrement dans les sphères s’éloignant du pouvoir, alors que nos élites n’ont eu de cesse de nous ramener à notre francité. Il montre que l’américanité dont nous devrions nous réclamer est encore à ce jour négligée dans notre conception de nous-mêmes.

Comprendre le politique

Mais Lamonde renverse aussi les pierres de notre mémoire collective, de notre rapport inconsistant au politique. Il a été de ceux qui ont renouvelé complètement notre compréhension des patriotes que l’on réduisait souvent à l’échec des Rébellions. C’est pourquoi plus du tiers des textes regroupés dans ce volume traitent de Papineau et sa bande et des suites de 1837-1838.

En concordance avec ses recherches universitaires, mais sans tambour ni trompette, Lamonde a publié quelques essais, dont un plaidoyer sur la laïcité. Mais sa plus grande réussite, à mon avis, est son essai pénétrant Un coin dans la mémoire. L'hiver de notre mécontentement (Leméac, 2017), dans lequel il a montré que la division entache toute notre histoire.

Lamonde joue aussi les trouble-fêtes dans le milieu universitaire trop souvent occupé à tourner en rond et à se tenir en meute unanime. Alors que le conservatisme reprend ses droits dans les médias et dans bon nombre d’universités, l’historien persiste et signe. Là où ces néoconservateurs cherchent à nous faire croire que le nationalisme est d’abord culturel, il démontre, encore une fois dans ce recueil, comment notre histoire a accouché d’un « nationalisme culturel faute de nationalisme politique » après les Rébellions patriotes. On sent que Lamonde aimerait dire « faute de mieux », ce qu’il ne peut se permettre dans le monde pseudo-objectif qu’est l’université du 21e siècle.

La division et les moyens de la surmonter

Il montre d’ailleurs que « les causes de l’inachèvement du projet d’émancipation coloniale de 1837 et 1838 » sont nombreuses, mais qu’elles se ramènent toutes à la division des nôtres, qui n’ont « ni démographiquement ni géographiquement …) offert de front commun ». Mais plus encore, nos ancêtres ont « résisté », simplement. Rien de plus, rien de moins. Ce n’est pas rien, mais ce n’est pas assez. Notre histoire souffre d’une carence d’action politique.

« La résistance n’a pas à voir ici avec la conviction, insiste Lamonde; elle a à voir avec la conscience de ses propres moyens, avec la conscience des moyens de l’autorité anglaise, avec surtout la stratégie impériale de provoquer pour réprimer. »

Le problème de l’irrésolution des patriotes, qui se rejoue sans cesse depuis, est celui de se donner « les moyens de sa politique, de son projet d’émancipation ». Cela s’appelle voir la réalité politique pour ce qu’elle est : le Canada (et la Grande-Bretagne auparavant) nous domine. La seule raison de faire l’indépendance est là, toute là : chercher la liberté par tous les moyens.

Remettre Lionel Groulx à sa place

Tout le reste est accessoire. Toutes les luttes pour la préservation culturelle et religieuse sont, à long terme, inutiles. Contre les sirènes de l’autonomisme actuel, l’histoire écrite par Lamonde s’avère être un antidote puissant à tout cela.

Dans un texte particulièrement éclairant de ce recueil, l’historien explique que Lionel Groulx – qu’il a abondamment étudié – n’était pas un indépendantiste, contrairement à ce que veulent aujourd’hui nous faire croire les néoconservateurs. « L’État français » pour lequel il a lutté n’avait rien à voir avec l’indépendance nationale. Groulx lui-même rappelait qu’il n’y avait « nul besoin, pour créer cet État, de changer un iota aux constitutions qui nous régissent ».

Au fond, le chanoine cherchait à modifier de l’intérieur le Canada à la façon des néoconservateurs qui tournent autour de la CAQ et d’une partie des membres du PQ. Son plus brillant élève, Maurice Séguin, voyait l’impossibilité d’une telle politique autonomiste puisque la Confédération était – et est toujours – viciée. Il restait à démonter l’édifice de ce « système bipolaire ». Il restait le combat pour la liberté. Ce combat est encore le même aujourd’hui. Même si Lamonde n’a pas commenté, à ma connaissance, l’œuvre de Séguin, il est plus près de cette dernière que de celle de Groulx.

L’historien clôt d’ailleurs un des textes au ton grave portant sur la défaite patriote par cette question : « Qui est le résistant qui appelle défaite son combat? » Cette interrogation est encore la nôtre. Plutôt que de voir les défaites, il faut voir le combat comme fil conducteur. Pour créer les moyens d’y parvenir. Pour envisager la victoire. Telle est la ligne d’horizon de notre histoire.