Lock-out et négation du droit de grève dans les ports

2024/11/22 | Par Orian Dorais

Pourquoi Pierre Poilièvre a-t-il tant de succès auprès de l’électorat ouvrier? Après tout, le chef conservateur ne propose aucune vraie solution aux crises du logement et du pouvoir d’achat qui affligent en ce moment les gens ordinaires. La plupart du temps, il se contente de répéter – avec sa voix teigneuse de bernache canadienne – qu’il va abolir la taxe carbone des libéraux. Il se garde bien de préciser quel sera son plan lorsque cette mesure échouera à rétablir notre pouvoir d’achat. Pourquoi la classe populaire, principalement au Canada anglais, semble-t-elle prête à accorder sa confiance à ce chef au programme brouillon, qui dirige un parti pro-patronat ?

J’ai une théorie. Durant son mandat, Justin Trudeau a souvent pris pour cible les cols bleus, imposant des lois spéciales à Postes Canada en 2018, au port de Montréal en 2021 et au CN à l’été 2024. Il vient de récidiver en forçant l’arbitrage exécutoire dans les ports de Québec, Montréal et Vancouver.

Il se pourrait que ce mépris affiché du premier ministre fédéral envers les travailleurs et travailleuses manuels nourrisse le mécontentement de l’ensemble des prolétaires, les rendant plus favorables aux discours démagogues de son adversaire. Quoi qu’il en soit, je m’entretiens de la situation dans les ports avec Patrick Gloutney, président du SCFP-Québec (affilié FTQ).

Orian Dorais : Quelles étaient vos revendications dans les ports du Québec ?

Patrick Gloutney : À Québec, le principal enjeu est l’horaire de travail. En ce moment, nos membres ont le sentiment qu’ils doivent être en stand-by 24 heures par jour, sept jours semaine, parce que les détails de leur quart de travail du lendemain ne leur sont communiqués que la veille, autour de 16h.

Autrement dit, ils doivent attendre un appel ou un texto pour savoir quelle sera leur tâche du jour suivant et combien d’heures vont être nécessaires. Souvent, on leur impose de rentrer de nuit, de faire des quarts de douze heures et/ou de travailler chaque jour pendant des semaines avant d’avoir un congé. Et la plupart de ces assignations épuisantes sont communiquées assez tardivement, je le répète. Avec tout ça, pensez-vous que la conciliation travail-famille est possible ?

Pour ce qui est de Montréal, les horaires posent là aussi de gros défis.  Sur la ligne de piquetage, j’ai entendu l’histoire de deux parents qui travaillent au port de Montréal, un sur le quart de soir, l’autre sur le quart de jour. Comme c’est difficile de trouver une gardienne à trois heures du matin, le parent qui travaille de jour doit réveiller son enfant aux petites heures du matin, l’emmener au port et l’amener au parent qui termine sa nuit de travail pour qu’il rentre avec l’enfant.

Je ne comprends pas qu’en 2024 on impose des horaires comme ça, qui étaient la norme dans la deuxième moitié du XXe Siècle. Aujourd’hui, Google peut savoir que je suis assis dans quel restaurant en temps réel. On a des applications qui permettent de suivre les avions, les trains… et les bateaux ! On s’attend pas à ce que nos membres fassent du 8h à 16h du lundi ou vendredi, mais, quand même, une certaine régularité serait appréciée.

L’employeur pourrait mettre en place les mécanismes pour mieux coordonner les quarts de travail avec l’arrivée prévue des bateaux. Il ne le fait pas, mais c’est faute de volonté, pas faute de moyens technologiques et financiers. Sinon, toujours à Montréal, la sécurité d’emploi est aussi un enjeu majeur.

O.D. : Le conflit au port de Québec dure depuis très longtemps, pouvez-vous nous le résumer ?

P.G. : Les débardeurs de Québec sont sans convention depuis le 1er juin 2022 et en lock-out depuis le 15 septembre de la même année. Ça fait plus que deux ans que nos membres de Québec ne peuvent pas travailler au port. Tout ce temps, ils ont survécu sur les allocations de grève et plusieurs ont dû occuper des emplois parallèles.

Comment avoir une vie sociale ou familiale quand il faut partager son temps entre un emploi de subsistance et la ligne de piquetage ? En fait, il y a quelques semaines, nous avons même lancé le site appelé « adopte un lockouté » où les gens peuvent soutenir les grévistes. Mais, malgré les conditions difficiles du lock-out, nos membres n’ont pas flanché. La dernière offre patronale dérisoire a été rejetée à 94%.

Il faut dire qu’on est face à un employeur – l’entreprise QSL, qui gère le port de Québec – qui a tout fait pour ne pas négocier de bonne foi, allant même jusqu’à engager des scabs mieux payés que nos débardeurs. On voit que l’argent n’est pas un problème pour QSL, son entêtement est purement idéologique.

O.D. : Donc l’employeur engage des briseurs de grève impunément?

P.G. : Nous avons dénoncé ces pratiques partout où nous pouvions. À Québec, j’ai personnellement interpellé le maire Marchand, il a refusé de se prononcer sur le conflit... Nous avons aussi fait des représentations auprès de la Caisse de Dépôt, qui est actionnaire de QSL.

Enfin, le port de Québec étant de juridiction fédérale, nous avons fait beaucoup de pressions au parlement pour qu’une loi anti-scabs soit votée à Ottawa. Quand cette loi a enfin été adoptée, au printemps 2024, nous avons cru que le vent tournait dans notre direction, mais on a appris que la nouvelle législation n’entrerait en application qu’au mois de juin 2025. Encore quelques mois d’impasse, puis le ministre du Travail nous a balancé un arbitrage exécutoire en pleine face.

O.D. : Du même coup, il a mis fin au lock-out au port de Montréal, qui n’a duré que quelques jours…

P.G. : Ce qui est particulièrement frustrant à Montréal, c’est qu’il n’y a pas eu de convention négociée depuis plus de quinze ans. Les derniers contrats ont tous été imposés, c’est ce qui s’est produit en 2021. À Montréal, l’employeur n’était même pas gêné d’offrir une hausse de 20% sur 6 ans, alors qu’il a offert 20% sur 4 ans aux débardeurs d’Halifax.

Imaginez l’ambiance au travail, quand on fait face à un mépris comme ça, en plus des problèmes d’horaire et de sécurité d’emploi. Je rappelle qu’à Québec, en 2022, nos membres se sont votés des jours de grève, mais n’ont même pas eu le temps de les utiliser avant de se faire mettre en lock-out.

À Montréal, les membres ont fait une grève partielle pendant à peine quelques jours et ont aussi été mis en lock-out. Le retour forcé au travail a suivi peu après. Nos droits à la grève et à la négociation ont été bafoués, supposément pour « sauver l’économie » ! Le gouvernement a cédé à la pression du milieu des affaires et prétend maintenant que les débardeurs offrent des services essentiels. Pardon, mais débarquer les télés que les gens commandent de l’étranger c’est pas un service essentiel.

En vingt ans de militantisme dans le monde syndical, j’ai jamais été aussi découragé. Après trente ans de lutte, on a réussi à faire imposer une loi anti-scabs au niveau fédéral, pour se faire poignarder dans le dos une saison plus tard. Est-ce que les gens de Postes Canada seront les prochains? C’est dangereux de normaliser le recours à l’arbitrage exécutoire, Pierre Poilièvre va s’en donner à cœur joie avec ce mécanisme s’il est élu. Même s’il se présente comme un ami des travailleurs pour gagner ses élections.