La gestion de l’offre mise à mal par le Canada anglais

2024/11/29 | Par Gabriel Ste-Marie

L’auteur est député du Bloc Québécois

La gestion de l’offre, le modèle agricole dominant au Québec est mise à mal par le Canada anglais. Déjà, des pans ont été sacrifiés lors des trois derniers accords commerciaux. Le bal a commencé sous Harper avec l’Accord Canada-Europe, puis s’est poursuivi avec l’Accord transpacifique et le nouvel ALÉNA sous Trudeau.

C’est la raison pour laquelle le Bloc Québécois a présenté un projet de loi qui vise à exclure la gestion de l’offre des futures négociations d’accords commerciaux. Le projet de loi a été présenté par Luc Thériault et codéfendu par Yves Perron, porte-parole pour l’agriculture et Simon-Pierre Savard-Tremblay, porte-parole pour le commerce international.

Rappelons que la gestion de l’offre couvre les secteurs du lait, du poulet, du dindon et des œufs. Afin d’éviter des surplus de production, le système est basé sur la vente de quotas de production pour répondre à la demande de la population. Le prix est basé sur les coûts de production. Les normes de qualité sont au rendez-vous et ce modèle permet le maintien de fermes familiales à échelle humaine et l’occupation sociale et économique de nos campagnes.

Les manœuvres antidémocratiques du Sénat

C’est avec détermination et en collaboration avec les agricultrices et agriculteurs que le Bloc a réussi à faire adopter ce projet de loi, C-282, à toutes les étapes à la Chambre des communes et avec une majorité de tous les partis. Il faut préciser qu’une cinquantaine de conservateurs ont voté contre.

Par la suite, le projet de loi est resté tabletté durant une année et demie au Sénat. C’est malheureusement une stratégie fréquente que de laisser mourir les projets de loi des partis d’opposition au Sénat. En laissant traîner les choses, le projet de loi peut ne pas être étudié avant le déclenchement des élections.

Le comité du Sénat visait à repousser encore une fois son étude, mais le Bloc a fait de son adoption une condition d’appui temporaire au gouvernement, avec un autre projet de loi visant à rétablir la Pension de sécurité de vieillesse des aînés de 65 à 74 ans au même niveau que celle versée aux 75 ans et plus.

Finalement, le gouvernement a choisi d’ignorer les demandes du Bloc et d’opter plutôt pour enlever la TPS durant la période des Fêtes sur certains produits et d’envoyer des chèques de 250$ au printemps prochain avec l’appui du NPD. Comme Harper l’a fait en 2015 pour les familles et Duplessis avec ses frigos.

Néanmoins, la mobilisation du milieu agricole et des élus a suscité un intérêt médiatique et la pression exercée sur le Sénat a été suffisante pour forcer l’adoption de C-282. Or, coup de théâtre!, le comité sénatorial a vidé le projet de loi de sa substance en adoptant un amendement qui précise que la protection ne couvre pas les renégociations d’accords existants ou ceux en cours de négociation. Donc, la renégociation du nouvel ALÉNA prévue en 2026 ou encore le MERCOSUR ne sont plus couverts.

La Chambre pourra refuser cette modification et forcer l’adoption du projet de loi, mais rien n’est acquis. Fait à noter : normalement, un tel amendement qui dénature l’essence d’un projet de loi est jugé irrecevable. Or, le président du comité, Peter Harder, était l’adversaire le plus farouche de ce projet de loi. Il a lui-même rédigé l’amendement et l’a jugé tout à fait recevable. Rappelons qu’il a été nommé au Sénat par Trudeau et que les deux sont de bons amis.

Le Canada anglais appuie l’agrobusiness

Il faut dire que les pressions au Canada anglais contre la gestion de l’offre sont terriblement fortes. Les chroniqueurs sont déchaînés contre ce modèle qui fonctionne bien et qui garantit une viabilité aux fermes familiales. Ils se font les porte-parole de l’agrobusiness de l’Ouest, modèle basé sur l’agriculture à grande échelle et tournée vers l’exportation.

Les médias se font aussi les porte-parole des intérêts économiques de Bay Street et des secteurs tournés vers l’exportation aux États-Unis, comme le pétrole. Même si la gestion de l’offre est importante en Ontario et présente partout au Canada, les fermes familiales à échelle humaine ont peu de poids au Canada anglais.

Avec la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis et la nomination attendue de Robert Lighthizer au département du commerce, les prochaines années annoncent un retour des barrières tarifaires et une lutte contre notre modèle de gestion de l’offre. Lighthizer, farouche protectionniste, était le négociateur américain lors du renouvellement de l’ALENA. Il a consacré un chapitre de son livre No Trade Is Free contre notre modèle agricole.

Les États-Unis, l’Europe et le Canada, pour l’agriculture de l’Ouest, utilisent abondamment les subventions comme modèle de soutien à l’agriculture. Même si tous les pays riches protègent, d’une façon ou d’une autre, leur agriculture, les mégas fermes américaines salivent à l’idée d’accaparer le marché québécois et canadien. Par exemple, le surplus de production de lait aux États-Unis dépasse la production totale de lait au Canada.

Ne pas avoir adopté le projet de loi qui protège la gestion de l’offre avant les élections américaines n’est certainement pas idéal. Pas plus que la position du Canada anglais qui répète être prêt à la brader avant même le début des négociations. Comme le rappelle le constitutionnaliste Patrick Taillon dans La Presse+, ce serait là un grave aveu de faiblesse et une bien mauvaise stratégie.

Deux modèles agricoles

À l’autre bout du spectre, Sylvain Charlebois de l’Université Dalhousie en Nouvelle-Écosse écrit dans La Presse+ que l’administration Trump ne représente pas une menace pour notre modèle agricole. Le professeur y fait la promotion du modèle de l’agrobusiness de l’Ouest afin d’accroître notre compétitivité. Ce modèle, c’est celui des fermes-usines aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande, avec les villages qui ferment et une concentration spectaculaire. Par exemple, au Wisconsin, certaines fermes ont plus de 30 000 têtes de bétail alors qu’au Québec, ça tourne plus autour de 80 têtes.

Au niveau international, le Canada fait la promotion de la production intensive. Par exemple, à l’OMC, il fait partie du groupe de Cairns, un regroupement de pays exportateurs de produits agricoles, qui militent pour la libéralisation des échanges dans ce secteur. On y trouve notamment l’Argentine, l’Australie, le Brésil et la Nouvelle-Zélande.

Même si une partie de l’agriculture québécoise fonctionne sur le modèle intensif, le Québec serait probablement mieux défendu s’il faisait partie du groupe rival, le G-10. Il s’agit d’une coalition de pays qui militent pour faire reconnaître la diversité et le caractère spécial de l’agriculture, en raison de considérations autres que d’ordre commercial.

En font partie des pays comme le Japon, la Suisse et Taïwan. Ceux-ci visent moins l’exportation de leurs produits agricoles que leur souveraineté alimentaire. Ils demandent donc de limiter la libéralisation de l’agriculture.

Sur le fond, le fédéral nous dit depuis des années que les deux modèles agricoles peuvent coexister: la monoculture d'exportation, qui veut les frontières ouvertes pour exporter plus, et les fermes à dimension humaine qui produisent pour nourrir notre monde, qui demandent à être protégées. On arrive au bout de cette politique schizophrénique. Alors que les pressions pour la libéralisation des échanges augmentent, le Canada anglais nous fait savoir qu'un des deux modèles devrait être abandonné. Or, c'est le nôtre. Normal: on est une minorité dans ce pays.