Un pas de plus vers un Québec bilingue

2024/11/29 | Par Charles Castonguay

Le gouvernement canadien contribue à exagérer la connaissance de l’anglais comme condition d’embauche au Québec. Il a mis en œuvre une nouvelle façon de calculer la demande de services fédéraux en anglais qui surestime notre population « anglophone » d’un bon demi-million.

Une première approche frauduleuse : la PLOP

Ottawa utilisait depuis 1991 la « première langue officielle parlée », ou PLOP, pour estimer la demande pour ses services en anglais au Québec, et en français dans le reste du Canada. Il faut toutefois savoir qu’à l’origine, Statistique Canada lui avait proposé en 1989 deux modes de calcul distincts pour cet indicateur.

Les PLOP I et II comptent d’abord comme angloplops l’ensemble des individus qui ne connaissent que l’anglais. C’est logique. De même, elles comptent comme francoplops tous les unilingues français.

Après, leurs modes de calcul divergent. La PLOP I ajoute ensuite aux angloplops toutes les personnes qui connaissent les deux langues mais qui ont comme langue maternelle l’anglais, ou l’anglais et une tierce langue. Elle ajoute de même aux francoplops tous les bilingues anglais-français qui sont de langue maternelle française, ou française et tierce. Pour terminer, elle se penche de façon semblable sur la langue d’usage à la maison.

La PLOP II poursuit dans l’ordre inverse. Elle considère la langue d’usage avant la langue maternelle.

Leurs façons opposées de classer les personnes de langue maternelle française qui ont adopté l’anglais comme langue d’usage illustrent bien la différence entre les deux procédés. La PLOP I, qui priorise la langue maternelle sur la langue d’usage, les compte comme francoplops. La PLOP II, qui priorise la langue d’usage sur la langue maternelle, les compte comme angloplops.

Bref, la PLOP I ferme nos yeux sur l’anglicisation des francophones qui sévit au Canada anglais et aussi, à un degré croissant, au Québec. La PLOP II, au contraire, en tient compte.

Des deux calculs, la PLOP II s’impose. La commission Laurendeau-Dunton avait recommandé dès 1967 d’employer la langue d’usage plutôt que la langue maternelle pour déterminer l’offre de services dans une langue officielle minoritaire. Les recherches menées par après, notamment par Statistique Canada, n’ont cessé de confirmer la supériorité de la langue d’usage comme indicateur de la demande de services dans une langue officielle. Retenons cela comme principe directeur.

Ottawa a néanmoins adopté en 1991 la PLOP I pour régler ses services. L’impératif d’unité canadienne a sans doute dicté ce choix frauduleux.

La PLOP I produit à peu près autant d’angloplops au Québec que de francoplops hors Québec. Un bel équilibre. La PLOP II révélerait qu’au contraire, le Québec compte aujourd’hui presque deux fois plus d’angloplops qu’il ne reste de francoplops au Canada anglais. Au Québec, cela pourrait rehausser le goût pour l’indépendance.

Une approche plus frauduleuse encore : la DIP

Les recensements nous renseignent depuis 2001 sur l’usage secondaire d’une langue, qui serait parlée moins souvent à la maison que la langue d’usage principale. Jean-Pierre Corbeil a aussitôt laissé entendre que cette information pourrait servir à repousser les limites de la PLOP (voir Louise Marmen et Jean-Pierre Corbeil, Les langues au Canada : recensement de 2001, Statistique Canada, 2004).

C’est maintenant fait accompli. Fin juin 2019, Ottawa a remplacé la PLOP par un indicateur qui estime, selon le Dictionnaire du recensement, « la demande importante potentielle pour la prestation de communications et de services fédéraux dans la langue officielle minoritaire ». Appelons cela la DIP.

La DIP détermine « la population de la minorité francophone ou anglophone d’une province » aux termes de la Loi sur les langues officielles. Elle correspond, au Québec, à la population ayant l’anglais, seul ou non, comme langue principale, secondaire ou maternelle. Elle se calcule semblablement pour le français hors Québec. On reconnaît là l’approche cumulative chère à Corbeil.

En 2021, la DIP estime la minorité « anglophone » du Québec à 1 694 830. Ou 1,7 million. Cela heurte de plein fouet le principe dégagé à la section précédente.

La surestimation de la demande de services en anglais au Québec

Par exemple, on ne saurait compter comme d’authentiques consommateurs potentiels de services en anglais tous les 499 695 Québécois – disons anglodips – qui parlent l’anglais à la maison comme langue secondaire. En effet, 347 145 d’entre eux sont de langue d’usage principale française ou, parfois, française et une tierce langue. Principe directeur oblige, ces 347 145 seraient plutôt des consommateurs potentiels de services en français.

Le reste des 499 695, soit 152 550, sont de langue principale tierce. D’entre eux, 69 265 parlent le français au même titre que l’anglais comme langue secondaire. On ne saurait donc les compter tous, non plus, comme consommateurs potentiels de services en anglais. Des 499 695 anglodips, c’est par conséquent sensiblement plus de 347 145 qui seraient des consommateurs potentiels de services en français.

Examinons de même les 83 440 anglodips qui ne parlent l’anglais ni comme langue principale, ni comme langue secondaire, mais qui sont de langue maternelle anglaise. Or, 70 930 sont de langue principale française ou, parfois, française et tierce. Toujours selon le principe directeur, ces 70 930 seraient des consommateurs de services en français.

Le reste du 83 440, soit 12 510, sont de langue principale tierce. Mais encore, 935 d’entre eux ont le français – cette fois sans l’anglais – comme langue secondaire. De ces 83 440 anglodips, c’est donc plus de 70 930 qui seraient susceptibles de consommer plutôt leurs services en français.

Enfin, parmi les 1 111 675 anglodips qui ont l’anglais, seul ou non, comme langue principale, 176 995 parlent aussi le français comme langue principale, à égalité avec l’anglais. Logiquement, la moitié d’entre eux, soit 88 498, seraient plutôt portés à consommer leurs services en français.

Par surcroît, parmi ces 176 995, 66 110 sont de langue maternelle française, ou française et tierce, comparé à seulement 24 455 de langue maternelle anglaise, ou anglaise et tierce. On peut ainsi estimer que pas mal plus de la moitié des 176 995, c’est-à-dire sensiblement plus de 88 498, seraient plutôt des consommateurs de services en français.

Ensemble, les trois estimations en gras ci-dessus indiquent que nettement plus que 506 573 des 1 694 830 anglodips au Québec, soit un très bon demi-million, seraient plutôt enclins à consommer leurs services en français. Corrélativement, nettement moins de 1 188 257 seraient d’authentiques consommateurs potentiels de services en anglais.

Notons que des 506 573 qui forment le noyau dur de ce dégonflement de la DIP, pas moins de 418 075 (347 145 plus 70 930) sont de langue principale française ou, parfois, française et tierce. Il y a une sainte limite à compter des francophones pour des anglophones !

Un délire sournois

Notre tableau résume le tout. Y compris quant au nombre de francodips au Canada anglais. La proximité étroite entre les valeurs de la PLOP II et de la DIP dégonflée est à retenir.

En exagérant si grossièrement, avec la DIP, la demande de services en anglais au Québec, Ottawa contribue activement à l’exigence démesurée de la connaissance de l’anglais sur le marché du travail. Ainsi qu’à d’autres revendications excessives d’un Québec encore plus bilingue. C’est-à-dire encore plus anglais.

Cet échafaudage n’est pas que délirant. Il est dommageable.