Dans son discours d’adieu, le président américain sortant Joe Biden a mis les Américains en garde contre « une oligarchie qui prend forme ». En écho au complexe militaro-industriel évoqué par Eisenhower en 1961, Biden s’inquiète aujourd’hui de la montée du complexe technologico-industriel. Cette élite menace directement notre démocratie dans son ensemble, nos droits et libertés fondamentales.

Le 20 janvier, Le Devoir rappelait que les quatre hommes les plus riches au monde cumulent une fortune de mille milliards. Il s’agit d’Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg et Larry Ellison. Ils sont tous les quatre Américains et présents dans le secteur de la tech. Les trois premiers ont assisté à l’intronisation du nouveau président américain Donald Trump. Mille milliards, c’est plus que la richesse des 50% d’Américains les plus pauvres, souligne le sénateur Bernie Sanders.

Accentuation des inégalités

Dans son rapport du 20 janvier, Oxfam indique que « la fortune des milliardaires a augmenté trois fois plus vite en 2024 qu’en 2023. » Pendant ce temps, « le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté n’a pratiquement pas changé depuis 1990. Les inégalités échappent à tout contrôle. »

Dans un autre rapport publié cinq jours plus tôt, Oxfam évalue que les 148 plus grandes entreprises ont vu leurs bénéfices augmenter de 52% en trois ans et que la fortune des cinq hommes les plus riches du monde a augmenté de 114%. Sur la même période, cinq milliards de personnes se sont appauvries.

Ce contraste fait dire au directeur général par intérim d’Oxfam, M. Behar, que « nous assistons à ce qui semble être le début d’une décennie des fractures. Des milliards de personnes subissent les chocs économiques dus à la pandémie, à l’inflation et à la guerre, tandis que les milliardaires prospèrent. »

Il critique sévèrement la situation actuelle. « Le pouvoir démesuré des grandes entreprises et des monopoles est une machine à fabriquer des inégalités : en pressurant les travailleurs et travailleuses, en s’adonnant à l’évasion fiscale, en privatisant l’État et en accélérant les dérèglements climatiques, les entreprises génèrent des richesses inépuisables pour leurs propriétaires ultrariches. Mais elles leur donnent aussi du pouvoir, ce qui mine nos démocraties et nos droits. Aucune entreprise ni individu ne devrait avoir autant de pouvoir sur nos économies et nos vies. »

Oxfam calcule qu’il y a 800 millions de travailleuses et travailleurs qui ont vu leur pouvoir d’achat diminuer à cause de l’inflation depuis deux ans. Leurs salaires n’ayant pas suivi la hausse des prix, ils ont perdu l’équivalent d’une moyenne de 25 jours de travail. Alors que l’impôt effectif des entreprises a été réduit de près du tiers au cours des dernières décennies, la privatisation des services publics augmente et l’accès à l’eau et à l’éducation diminue.

Les solutions existent

Pour l’organisme, la solution passe par l’intervention des États. Oxfam rappelle l’importance de garantir des services publics universels et forts. Il milite également pour contenir le pouvoir des multinationales.

Ses solutions sont multiples : démanteler les monopoles, démocratiser les règles des brevets, adopter des lois qui garantissent des salaires décents et plafonnent les salaires de PDG, instaurer des impôts permanents sur la fortune et les bénéfices excédentaires (par exemple sur la part qui dépasse 20%) et soutenir le modèle de gouvernance démocratique au sein des entreprises.

Dans son état des lieux 2024, publié en novembre dernier, le Tax Justice Network (Réseau pour la justice fiscale) rappelle aussi l’importance de mettre en place un impôt sur les bénéfices excédentaires. Cet organisme qui lutte contre l’utilisation des paradis fiscaux milite également pour un impôt sur la fortune et fait la promotion d’une convention fiscale des Nations Unies pour arrêter l’évasion fiscale via les paradis fiscaux.

Si on veut que les États recadrent le pouvoir économique et politique des grandes fortunes et multinationales, il faut notamment pouvoir s’assurer qu’une fiscalité effective et juste soit mise en place. Or, ce n’est pas le cas et l’accointance des nouveaux oligarques de la tech avec le président Trump ne présente rien d’encourageant.

Les paradis fiscaux

492 milliards $US seraient perdus en impôt chaque année à cause de l’utilisation des paradis fiscaux par les grandes entreprises et les gens les plus fortunés. 70% de ce montant profite aux multinationales. L’an dernier, elles ont déclaré artificiellement 1 420 milliards $US de profits dans les paradis fiscaux, leur faisant économiser près de 350 milliards $US en impôts. L’autre 30% provient des fortunes personnelles.

À titre illustratif, les entreprises canadiennes auraient sauvé 8,9 milliards $US (soit plus de 12 milliards $CAN) et les entreprises américaines 32,6 milliards $US. Ces données représentent les pertes directes. Or, le Fonds monétaire international estime que les pertes indirectes seraient trois fois plus élevées. Ces pertes indirectes découlent de la diminution du taux d’imposition sur les entreprises adoptée par les pays pour limiter l’évasion des bénéfices. Au final, les multinationales sauvent juste encore plus d’impôts.

Le Tax Justice Network évalue que les efforts faits à l’OCDE ont donné peu de résultats. La norme commune en matière de transparence qui y a été adoptée ne couvre pas tous les comptes financiers et on a justement assisté à un déplacement vers les comptes qui ne sont pas couverts.  L’organisme rappelle aussi que ce ne sont pas tous les pays qui ont accès aux informations fiscales.

Aussi, le projet d’impôt minimum mondial et de taxe sur les géants du web n’aurait pas donné non plus les résultats escomptés. Par exemple, même si l’administration Biden se montrait plutôt en faveur de cet impôt minimum mondial, son adoption a été bloquée par les élus. Même si le Canada a signé cet accord, la législation tarde à être effective et on peut se demander si elle sera même appliquée. C’est ce qui fait dire au Tax Justice Network que les gouvernements des pays de l’OCDE auraient bloqué à huis clos le réel progrès.

C’est la raison pour laquelle l’organisme milite pour une convention négociée et adoptée à l’ONU. « La négociation d’une convention-cadre des Nations Unies sur la coopération fiscale internationale étant sur le point d’être confirmée par l’Assemblée générale, cette mesure cruciale est sur le point d’aboutir. »

Or, ici aussi, la dynamique est complexe. La convention est soutenue par une grande majorité de pays, qui représente 80% de la population mondiale, mais huit pays s’y opposent, à commencer par les États-Unis, mais aussi le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Israël, le Japon et la Corée du Sud. Il faut ajouter qu’un nombre important de pays s’est abstenu de voter sur cette convention, dont tous les pays européens.

Il est à souhaiter que cette démarche finisse par forcer les pays les plus riches à emboîter le pas, mais le problème des paradis fiscaux ne sera certainement pas réglé à brève échéance. Il faut aussi maintenir la pression au sein de l’OCDE pour que les pays finissent par mettre en œuvre leurs engagements.

Alors que l’administration Trump commence à exercer son pouvoir à la faveur des nouveaux oligarques, nous devrons compter sur une solidarité sans précédent et redoubler d’efforts pour éviter que cette décennie soit celle des fractures. La poursuite d’une réelle justice sociale, qui passe entre autres par la justice fiscale, et la lutte aux changements climatiques doivent se poursuivre plus que jamais.