Le Canada est à la recherche de son unité face aux États-Unis de Donald Trump. Il faut dire que le « pays », qui n’est en fait qu’un arrangement constitutionnel pragmatique, n’a jamais été uni. Fidèles à leur habitude, les journalistes des grands médias trompettent pourtant en chœur : « La faiblesse de Justin Trudeau menace les rapports de force face aux États-Unis ».
En envahissant l’Ukraine, Poutine a ramené à l’avant-scène de la politique internationale la logique la plus simple du pouvoir. Trump se dépêche de l’appliquer à son tour. Que l’on soit d’accord ou non avec ce procédé amoral ne change rien à cette réalité vieille comme l’histoire humaine. Les puissants imposent leurs vues.
Le Canada en manque d’unité
Monsieur Unité, Jean Chrétien, celui-là même qui est derrière « la nuit des longs couteaux » de 1981 et le vol du référendum de 1995, a intimé les Canadiens from coast to coast de faire front commun contre la « menace existentielle pour le Canada » que représente Donald Trump.
Avec Pierre Elliot Trudeau, Chrétien est le premier ministre canadien qui a le mieux incarné le réalisme politique de la domination du fort sur le faible contre le Québec. Il comprend mieux que d’autres ce qui se trame actuellement. Cette fois, son pays se retrouve dans le rôle de la victime. Et il rit moins fort.
Pendant ce temps, les journalistes gomment le manque d’unité réel, constant et systémique du Canada. Il faut dire que, depuis longtemps, les fédéralistes n’ont plus rien à offrir comme symbole d’unité. Plus profondément encore, la divergence des intérêts économiques et politiques de chaque province s’accentue constamment.
Qui plus est, un multiculturalisme de plus en plus décomplexé a remplacé le biculturalisme et le bilinguisme des années 1960-1980. Or, ce multiculturalisme ne rejoint plus l’ensemble des populations du Canada. Trump sait précisément que l’arrangement constitutionnel qu’est le Canada est friable. C’est pourquoi il joue la carte du chaos en affirmant vouloir faire du Canada un État américain. Un puissant attaque là où il sait son ennemi faible.
Une énième version du fédéralisme d’ouverture
Les intellectuels peinent eux aussi à défendre ce pays dont personne ne veut. On en prendra pour exemple la parution récente de l’essai Les nations fragiles. Ces peuples qui affrontent la modernité (Boréal, 20224) de Félix Mathieu.
L’essayiste utilise la méthode comparative afin de mieux nous vendre sa salade fédéraliste en affirmant que les nations minoritaires – qu’il nomme « fragiles » – ne sont pas toutes confrontées aux mêmes défis, selon qu’ils se situent dans un État unitaire ou dans un État fédéral.
Pour l’essentiel, l’argument qui sous-tend tous les autres dans le livre est que le Québec n’a pas à se plaindre de son sort quand il se compare à la Catalogne, à l’Irlande du Nord, à la Wallonie et au Sud Tyrol. Mathieu essaie de montrer que le Québec s’en tire plutôt bien puisque la structure et la constitution du Canada lui permettent d’établir ses institutions propres dans plusieurs domaines.
Comme c’est l’habitude dans ce type d’essai fédéraliste, tous les éléments traumatiques de l’histoire québécoise sont minimisés ou omis. Par exemple, la Crise de la conscription de 1917 n’est pas mentionnée, alors qu’elle représente pourtant bien notre inconsistance politique. Dans un procédé classique du puissant qui veut ridiculiser la résistance du dominé, Mathieu utilise abondamment les guillemets afin de montrer que nous nous inventions de faux symboles et de faux héros. Ainsi, les patriotes deviennent des « rebelles ».
L’auteur préfère nous dire que le Québec a tout ce qu’il faut pour se développer malgré son manque d’autonomie et de légitimité. Plus on lit Mathieu, plus on se demande où il situe le pouvoir au Canada. Tout est ramené aux plans juridiques et institutionnels, comme si la domination, le rapport de force n’existaient pas. Drôle de perspective pour un spécialiste du pouvoir politique. Autre exemple : le multiculturalisme est présenté en quelques pages comme une idéologie et une politique quasi anecdotiques, alors qu’il est le fondement du Canada depuis 50 ans.
Une lecture simpliste de notre histoire
Je ne dirai rien des autres nations dominées, dont Mathieu traite puisque je ne prétendrai pas connaître leur situation dans le détail. Je dirai seulement que, lorsqu’il parle du Québec et du Canada, on y retrouve essentiellement les vieilles rengaines fédéralistes, comme « l’asymétrie » et « l’ouverture ». Il affirme même que le Canada est un État décentralisé, comme si le gouvernement fédéral n’exerçait pas toujours davantage sa suprématie sur les provinces depuis la Seconde Guerre mondiale.
Qu’à cela ne tienne, Mathieu revisite l’histoire du Québec et du Canada en cherchant des « points tournants positifs, négatifs et neutres ». Selon lui, toute l’histoire du Québec doit se lire dans les promesses faites par le pouvoir impérial en 1774.
L’Acte de Québec, qui reconnaissait notre droit à la langue française, au catholicisme et au droit civil français, serait l’horizon naturel de ce beau grand pays. Tout le reste, de l’Acte d’Union au rapatriement de la constitution, ne serait que des « tournants négatifs » qui ne sont finalement que des erreurs de parcours.
« Or, depuis l’Acte de Québec de 1774, dit l’auteur, le projet assimilateur est pour l’essentiel écarté, bien qu’il revienne à l’avant-plan, de diverses manières, au fil des ans et des luttes institutionnelles. C’est l’horizon d’un sentier fédéral, plutôt décentralisé, qui va se confirmer avec l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867. Par contre, et comme le détermine la Loi constitutionnelle de 1982, cette décentralisation connaît des limites, tant symboliques que pratiques. » On croit halluciner.
Mathieu quémande, dans une posture traditionnelle fédéraliste toute québécoise, la mansuétude canadienne. Il demande au Canada de renouer immédiatement avec l’esprit de reconnaissance qui se cacherait derrière l’Acte de Québec, comme si cet acte avait été accordé par le roi britannique par grandeur d’âme et non pas pour convaincre nos ancêtres de ne pas se joindre à la révolution américaine contre Sa Majesté.
L’auteur affirme même que « rien n’empêche le type d’État fédéral territorial de prévoir, pour la nation non souveraine – comme pour toutes les autres entités fédérées – une autonomie gouvernementale significative ».
Selon lui, le Canada devrait mettre fin aux « limites symboliques et pratiques » de la Loi constitutionnelle de 1982. Pourquoi le ferait-il? Essentiellement, répond Mathieu, pour montrer que le Canada est gentil et conciliant, dans la bonne vieille utopie libérale, et qu’il peut créer des relations « gagnant-gagnant ». Comme analyse politique, on repassera.
Une lecture réaliste du pouvoir
La thèse de Mathieu tiendrait encore moins la route si on l’examine d’un point de vue économique. L’histoire le prouve abondamment : les intérêts du Québec ne comptent pas. Mais le politologue n’en parle pas, obnubilé qu’il est par les symboles, les institutions et le juridique.
La désunion actuelle dans les négociations à venir avec les États-Unis est pourtant symptomatique. Il est certain que, quand le Canada devra faire des choix, c’est le Québec qui sera largué le premier, que le futur premier ministre soit un libéral de l’Ontario ou un conservateur de l’Ouest.
Lorsqu’il s’agit de realpolitik, c’est toujours le Québec qui est défavorisé. Les nations voient d’abord à leurs intérêts, comme le font les États-Unis envers le Canada. Et cette dure réalité du pouvoir, aucun fédéralisme presque-asymétique-nouveau-genre-postmachin ne la changera. Les « nations fragiles » ne font que subir.