
Donald Trump triomphe dans le chaos. Un chaos en grande partie médiatique. Avec la fuite des revenus publicitaires au profit des géants du Web, de nombreux médias traditionnels ont fermé au cours des dernières décennies en Amérique du Nord. Aujourd’hui, les promoteurs d’une supposée « liberté de parole », les Musk, Zuckerberg, Bezos et autres bonzes de la Silicon Valley forment la cour de Donald Trump.
C’est dans ce contexte « libertarien » des réseaux sociaux, où se propagent mensonges, diffamations et intimidations, que Pierre Sormany fait paraître, 35 ans après l’édition originale, une nouvelle édition de la bible de la profession, Le métier de journaliste (Boréal, 2024).
Une réponse aux médias sociaux
Comment réagir devant cette déferlante numérique? Y a-t-il encore un avenir pour cette presse traditionnelle, dont il décrit les pratiques avec un souci du détail, dans plus de 500 pages? Des journalistes s’interrogent : devons-nous faire nôtres certaines formules des influenceurs du numérique, pour mieux rejoindre nos publics?
Pierre Sormany reconnaît que d’autres canaux d’information se sont imposés et, dans son livre, il donne des conseils aux journalistes pour les apprivoiser, les incitant à mieux exploiter les possibilités du Web. « On peut jouer le jeu, avec des formats plus courts, l’insertion de séquences sonores, visuelles ou infographiques, etc., il est possible d’être plus léger sans être superficiel.
Mais, attention, il ne faut pas qu’on perde notre marque distinctive. Et, certains propriétaires de presse ont compris que, si les grands médias veulent demeurer pertinents, il leur faut se singulariser par un contenu exclusif. Aussi, nous avons assisté depuis deux décennies à l’émergence du journalisme d’enquête et à la renaissance du grand reportage », précise-t-il.
Sormany, qui a été journaliste au journal indépendantiste Le Jour et au Soleil de Québec, reconnaît les contraintes que subissent les journalistes (contrainte de temps, demande pour du contenu instantané pour alimenter les sites), qui les conduisent à transmettre seulement de l’information, sans prendre toujours le temps d’expliquer. « Mais à quoi servent les journalistes s’ils n’ont pas le temps de fouiller les études et de vérifier ce qu’on leur dit? »
Pour que les journalistes retrouvent une crédibilité perdue, il plaide pour un retour aux bases de leur métier : recherche acharnée de la vérité; rigueur dans le traitement des sources; effort soutenu pour vulgariser les enjeux; capacité de reconnaître ses torts et rectifier les faits. Nos médias refusent trop souvent de se remettre en question par crainte d’alimenter le scepticisme. Mais Sormany insiste : « Il faut reconnaître quand on se trompe. On en tire des bénéfices à long terme. »
Dans cette perspective, il a senti le besoin d’ajouter un chapitre complet sur les valeurs de base du journalisme dans cette nouvelle édition.
La presse américaine
Mais la tourmente est bien réelle. Du côté de la presse traditionnelle américaine, nous avons vu des géants connus pour leur allégeance démocrate, comme le Washington Post et le Los Angeles Times, stupéfier leur lectorat en refusant, sous la pression de leurs propriétaires, de prendre position en éditorial pour Kamala Harris.
Sormany se désole surtout de l’accord hors cours intervenu entre ABC News et Donald Trump. ABC News a accepté de verser 15 millions de dollars à la bibliothèque présidentielle de Donald Trump pour régler un procès en diffamation contre George Stephanopoulos qui avait affirmé que le président élu avait été reconnu civilement responsable du viol de E. Jean Carroll.
Selon Sormany, ABC News aurait eu de bonnes chances de gagner ce procès s’il avait eu lieu, mais ABC News, c’est aussi Disney et bien d’autres entreprises. Les propriétaires ont préféré payer plutôt que de risquer des mesures de rétorsion si Trump était élu. De même, le Washington Post appartient à Jeff Bezos, propriétaire d’Amazon. « C’est le danger qui guette les médias lorsqu’ils appartiennent à des empires. »
Le clivage extrême de la société américaine a aussi eu, selon lui, un effet pervers sur les médias de centre-gauche lors de la campagne électorale. « Le New-York Times est devenu la chambre d’écho de la candidate Kamala Harris, comme Fox News l’était pour Donald Trump. »
La presse canadienne
Au Canada, la situation des médias est précaire. Entre 2008 et 2023, 450 médias ont dû mettre la clé sous la porte. En 2019, Google, Facebook et leurs sites associés (YouTube, Instagram, etc.) ont attiré à eux seuls près de 70% de tous les revenus publicitaires.
Les gouvernements sont venus à la rescousse avec de généreux crédits d’impôt pour les salaires des journalistes et une loi permettant à un nombre restreint de médias de remettre par le biais d’une fondation spécifiquement créée à cette fin des reçus pour déductions fiscales.
Mais Pierre Poilièvre a promis de mettre fin à l’aide aux médias et de fermer CBC/Radio-Canada. « Ce ne sera pas sans conséquence sur le réseau français », déclare celui qui a été directeur des émissions d’affaires publiques à la télévision de Radio-Canada et responsable de l’équipe d’enquête (radio-télé-Web) de 2009 à 2011.
« Si Poilièvre est élu et met ses menaces à exécution, ce sera une catastrophe. La Presse et Le Devoir, qui sont en bonne situation financière, pourraient s’en tirer, mais ce n’est pas le cas de la coop des six quotidiens régionaux (CN2i) », nous dit Sormany en mentionnant qu’un consultant étudie actuellement un possible achat de CN2i par La Presse.
La recherche du consensus
Pierre Sormany reproche à nos grands médias de toujours être à la recherche du consensus, de manquer parfois d’esprit critique. « Ils appellent tous en éditorial à augmenter les dépenses militaires pour atteindre la cible du 2% du PIB, ils soutiennent tous la guerre en Ukraine », se désole-t-il. Ce fut la même chose lors des grands conflits du passé. Par exemple, lors de la guerre en Bosnie-Herzégovine dans les années 1990, « L’aut’journal a été le seul média qui a tenu une position analytique en présentant les différentes composantes religieuses au conflit. Les autres s’en sont pris aux Serbes », souligne-t-il.
Trois publics
Le portrait de nos médias traditionnels n’est pas si sombre. Au Québec, ils n’ont pas reculé devant les réseaux sociaux, comme les grands médias américains et 68% des Québécois y puisent toujours leur information. De plus, 76% disent y trouver l’information la plus digne de confiance.
Le livre de Pierre Sormany est un outil essentiel pour consolider et améliorer cette position. Il fait le tour complet des différentes facettes du métier. Il écrit avec un grand souci didactique, reflet d’une expérience de 38 ans d’enseignement du journalisme à l’Université de Montréal. Le livre regorge d’exemples concrets et d’anecdotes tirés de son parcours dans le métier, si bien que sa lecture est tout aussi enrichissante pour les étudiants en journalisme, les journalistes et le public qui s’intéresse aux médias. D’ailleurs, il nous confie : « Je l’ai écrit en pensant à ces trois publics.
Du même auteur
2025/01/24 | Le Canada désuni |
2025/01/15 | Tarifs de Trump : la solution des pétrolières |
2025/01/10 | Avec Trump, nous entrons dans un nouveau monde |
2024/12/20 | Fentanyl : Trump cible les banques canadiennes |
2024/12/06 | La bombe cyclonique Trump |
Pages
Dans la même catégorie
2025/01/24 | La Cour suprême va entendre la plainte en invalidation de la Loi 21 |
2024/12/20 | La problématique des prisons pour femmes |
2024/12/20 | Interdire les prières de rue : pas au nom de la laïcité |
2024/12/13 | Journée internationale de lutte contre la corruption |
2024/12/05 | Élora |