Benoît Dubreuil, commissaire à la langue française, a déposé fin novembre un rapport au titre imposant : Le français comme langue commune. Comprendre le recul, inverser les tendances. Mais on n’y trouve rien sur le recul du français comme langue commune. Et rien de valable sur l’assimilation, fidèle reflet du statut d’une langue à l’extérieur du foyer. De sorte que les recommandations du commissaire n’inverseront rien de fondamental non plus.
Avec ses documents préparatoires, Études complémentaires et Recension des écrits et cadre théorique qui élabore jusqu’à une théorie du changement, le rapport Dubreuil fait près de 400 pages. Tout un appareil pour accoucher d’une souris. À commencer par un constat qui comporte d’importantes bévues.
Une approche sous influence
L’analyse des groupes linguistiques et de l’assimilation publiée par l’Office québécois de la langue française (OQLF) en mai dernier était incohérente et incomplète (voir « Encore un bilan vaseux », L’aut’journal, novembre 2024). C’est pourtant en ces termes que l’on délibère d’habitude de la langue.
Le commissaire, lui, tourne carrément le dos à ces deux aspects. La raison est manifeste. Sa recension des écrits regorge de références à Jean-Pierre Corbeil et consorts, et son cadre théorique régurgite plusieurs de leurs thèses. Décevant que Dubreuil se soit laissé encorbeiller de la sorte.
Il s’abstient notamment de répartir les déclarations de langue d’usage principale à la maison en trois groupes « mutuellement exclusifs » : francophones, anglophones et allophones. Dans Le français en déclin ? (Del Busso, 2023), Corbeil conspue en effet cette approche, qui associerait chaque personne « à une seule langue d’usage ». Minable sophisme.
La vraie nature des groupes linguistiques simplifiés
Lorsqu’aux déclarations du français comme langue principale unique on additionne la moitié des déclarations du français comme langue principale à égalité avec l’anglais, le tiers des déclarations du français à égalité avec l’anglais et une tierce langue, etc., on ne détermine rien d’autre que le degré d’utilisation du français comme langue principale à la maison. Sans couper personne en deux. Ni en trois. Ni en associant chaque personne à une seule langue.
Ce n’est qu’un raccourci courant – et commode – d’imaginer une population fictive issue des mêmes simplifications, et composée de trois groupes distincts, sans bilingues ni trilingues. Le degré d’usage du français comme langue principale parmi la population réelle égale alors le poids des « francophones » au sein de cette population imaginaire. Cela rend parfois la chose plus facile à saisir. Où, donc, est le mal?
Répartir de la même façon les déclarations de langue maternelle en trois catégories s’entend pareillement. À la différence près que cela concerne le degré d’utilisation du français au foyer par les répondants dans leur petite enfance.
L’assimilation, connaît pas
Corbeil repousse l’assimilation comme « indicateur clé pour suivre l’évolution de la situation linguistique au Québec ». Dubreuil refuse «l’idée qu’il existerait un indicateur clé qui permettrait à lui seul d’établir le bilan de santé du français au Québec». Ça frise le plagiat. Corbeil analyse quand même l’assimilation, quoique de façon tout croche. Dubreuil ne fait que l’effleurer. De travers.
Au moins Dubreuil ne prétend pas, comme le fait Corbeil, que le français peut très bien reculer au privé, tout en se portant à merveille au public. Le commissaire insiste au contraire sur la porosité entre sphères publique et privée : « [L]e fait d’utiliser une langue à la maison peut [donner] une idée de la force d’implantation de cette langue dans l’espace public. A l’inverse, le fait d’adopter une autre langue que sa langue maternelle à la maison [c’est-à-dire l’assimilation] est un phénomène intéressant qui indique souvent […] que cette autre langue a été adoptée dans l’espace public. »
Bref, l’assimilation témoigne du statut des langues en public. Or, aujourd’hui elle sonne comme jamais l’alarme quant au recul du français sur ce plan. Le commissaire s’abstient néanmoins de s’en servir pour dynamiser son constat. Ahurissant.
Comme Corbeil, Dubreuil passe par conséquent sous silence l’assimilation à l’anglais des jeunes adultes de langue maternelle française à Montréal. Qui va croissant depuis vingt ans. Tant et si bien que pour la première fois depuis la période 1971-1986, entre 2016 et 2021 le bénéfice global que le français tire de l’assimilation a reculé au Québec, comparé à celui qu’en tire l’anglais. C’est le signe par excellence du début de la fin, et le commissaire regarde ailleurs.
La Charte de la langue française enjoint à l’OQLF et, par extension, au commissaire de faire le point sur l’assimilation. Ce n’est pas la première fois que l’on fait fi d’un pareil mandat. En 2001, la commission Larose en avait fait autant. Ce qui ne disculpe en rien Dubreuil, pour qui l’assimilation ne figure même pas parmi les indicateurs linguistiques « les plus pertinents ».
Un suivi incompétent des recensements
Comme Corbeil et affiliés, le commissaire analyse les données des recensements de 1971 à 2021 comme si elles étaient comparables, alors que des modifications apportées au questionnaire ont provoqué des ruptures majeures de comparabilité en 1991, 2001 et 2011. Toujours comme Corbeil, Dubreuil note seulement qu’une nouvelle modification a causé une rupture semblable en 2021 – d’importance toutefois bien moindre.
D’autre part, Dubreuil exclut de son suivi le recensement de 1986, source indispensable d’information sur une période fort tendue. En particulier, le bilan global du français en matière d’assimilation a reculé en 1986 jusqu’à son minimum historique. Et le poids des francophones, langue maternelle, a atteint en 1986 son maximum. Le commissaire avance ainsi à tort les années 1980 comme début du déclin de ce poids.
Il affirme ensuite que le déclin du poids du français, langue d’usage principale à la maison, « ne survient qu’au début des années 2000 ». L’étude exhaustive Incidence du sous-dénombrement et des changements apportés aux questions de recensement sur l’évolution de la composition linguistique de la population du Québec entre 1991 et 2001 (OQLF, 2005) a démontré qu’en réalité, ce déclin a commencé dès le début des années 1990.
Le français recule depuis non pas deux, mais trois décennies
Le commissaire se goure de façon semblable quant au français, langue de travail. Il affirme que le français décline dans ce domaine « à partir des années 2000 ». Cependant, au contraire des données de Statistique Canada en la matière, celles de l’OQLF remontent aux années 1970. Et signalent un recul du français au travail depuis 1989.
Qu’il s’agisse de langue à la maison ou au travail, cela fait trois bonnes décennies, donc, que le français recule. On se souviendra que dès 1996, Michel Plourde, ex-président du Conseil de la langue française, et Josée Legault avaient voulu prévenir Lucien Bouchard et Louise Beaudoin de cette tendance nouvelle. Dubreuil n’en perçoit néanmoins que deux : « [L]e recul du français observé au cours des deux dernières décennies n’est pas de nature conjoncturelle », a-t-il averti en conférence de presse. Et comment! Un suivi adéquat de sa part aurait accentué l’urgence d’agir. De manière décisive.