Dans son rapport de novembre dernier (voir ma précédente chronique), Benoît Dubreuil, commissaire à la langue française, explique l’amélioration initiale de la situation du français, qui s’étend selon lui de 1971 jusqu’en 2001, par le « départ d’une part importante » d’Anglo-Québécois et par la Charte de la langue française, « qui a rehaussé le statut du français ». D’où, sans doute, « la capacité croissante du français, à partir des années 1970, à attirer de nouveaux locuteurs [comme langue parlée le plus souvent à la maison] principalement issus de l’immigration francophone [sic]. »

Par contre, « [à] partir du début des années 2000, le pouvoir d’attraction du français n’est plus suffisant pour maintenir son poids. » D’autre part, « la bonne tenue de l’anglais depuis le début des années 2000 s’explique par sa capacité élevée à recruter de nouveaux locuteurs, principalement au sein de l’immigration. »

Peuchère! À ce compte, l’assimilation serait assurément un des indicateurs « les plus pertinents » de la situation linguistique. Sinon son « indicateur clé »!

Ce constat accuse de gros travers. Sidérant, que Dubreuil nourrisse le débat sur la langue avec de pareilles balivernes.

Recul initial du pouvoir d’attraction du français

Le pouvoir d’assimilation du français n’a jamais, au grand jamais, été « suffisant pour maintenir son poids ». Même qu’entre 1971 et 1986, le français est devenu globalement déficitaire en matière d’assimilation. Cela découle d’une anglicisation croissante des francophones et d’un affaiblissement du pouvoir d’attraction du français vis-à-vis de l’anglais parmi les allophones nés au Québec – conséquences probables du libre choix de la langue de scolarisation, qui a prévalu jusqu’au milieu des années 1970.

L’immigration francotrope : un facteur plus puissant que la loi 101

Dans son explication de l’augmentation initiale du poids du français, Dubreuil a raison d’évoquer l’exode de Québécois anglophones. Cependant, l’exode n’a battu son plein qu’entre 1966 et 1981. Il s’est dégonflé après le référendum perdu de 1980 et le coup de force constitutionnel de 1982, alors que Dubreuil voit le français croître jusqu’en 2001.

Quant à la Charte, elle n’a pas stimulé le pouvoir d’assimilation du français auprès des immigrants autant que Dubreuil ne le laisse entendre. Encore comme Corbeil, il passe sous silence à cet égard ma monographie L’assimilation linguistique : mesure et évolution 1971-1986 (Conseil de la langue française, 1994), qui démontre que cette hausse émane d’abord et avant tout d’une mutation profonde de l’immigration allophone.

À partir de 1971, celle-ci est devenue majoritairement francotrope, c’est-à-dire préalablement orientée vers le français (de langue créole, arabe, espagnole, etc.). Cela a hissé la part du français dans l’assimilation des immigrants allophones au-dessus de 50 % dès la toute première cohorte à majorité francotrope, immigrée en 1971-1975, soit avant même que la Charte ne soit adoptée. La préférence accordée à la connaissance du français dans la sélection des immigrants depuis 1978 a ensuite assuré le maintien d’une majorité francotrope jusqu’à aujourd’hui.

Corbeil et René Houle (OQLF, 2013) ont d’ailleurs estimé que parmi les immigrants allophones dans la région de Montréal ayant adopté le français comme langue d’usage à la maison, une nette majorité, soit 62 %, l’avait adopté comme tel avant d’arriver au Québec. Voilà qui confirme la contribution du facteur francotrope – et révise à la baisse le pouvoir d’attraction du français en sol québécois. Depuis 2013, Corbeil enterre ce 62 %, afin d’entretenir l’illusion d’une efficacité élevée de la charte en matière d’assimilation. Un suivi averti de la situation ne saurait ignorer ce petit jeu.

L’efficacité circonscrite de la Charte

Ma monographie démontre en outre qu’en plus du facteur francotrope, seules les dispositions scolaires de la charte ont contribué à augmenter sensiblement le pouvoir d’assimilation du français parmi les nouveaux arrivants allophones, cette fois tant anglotropes que francotropes. Cela ne concerne donc que la minorité d’immigrés qui arrivent au Québec à l’âge scolaire ou préscolaire.

Des facteurs de croissance de l’anglais négligés

Quant à « la bonne tenue de l’anglais depuis le début des années 2000 » –euphémisme pour la première hausse du poids de l’anglais que le Québec n’a jamais connue depuis que les recensements existent ! –, cela ne s’explique aucunement par sa capacité élevée d’assimilation « principalement au sein de l’immigration ». Notre tableau montre qu’en réalité, le bénéfice que l’anglais tire de l’assimilation est plus élevé parmi les non-immigrants. Pour la simple et bonne raison que la puissance d’assimilation de l’anglais parmi les non-immigrants écrase de plus en plus celle du français à mesure que progresse l’assimilation des francophones eux-mêmes à l’anglais.

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* Les langues maternelles et d’usage doubles et triples ont été réparties de façon égale entre les langues déclarées

D’autre part, dans le sillage de l’abandon en 1993 de l’affichage commercial en français seulement, mesure phare de la loi 101, et du deuxième référendum perdu de 1995, les pertes migratoires de l’anglais au profit du reste du Canada sont devenues après 2001 quasiment nulles. Par surcroît, à partir de l’arrivée de Jean Charest au pouvoir en 2003, le nombre annuel de nouveaux immigrants – et, partant, de nouvelles recrues potentielles pour l’anglais – a explosé. Que Dubreuil, co-auteur du remarqué Le remède imaginaire. Pourquoi l’immigration ne sauvera pas le Québec (Boréal, 2011), ne relève pas ce facteur déterminant de la « bonne tenue » de l’anglais est proprement renversant.

Cette assimilation que le commissaire ne saurait voir

Le recul du français est devenu si flagrant que tout suivi le moindrement honnête ne peut que le constater. Le commissaire en a profité pour écarter tout bonnement de ses analyses les déclarations de langues multiples. Sous ce rapport, il s’est contenté de souligner, toujours à l’instar de Corbeil, la complexification de la situation, la montée du bilinguisme, du plurilinguisme, etc.

Or, après d’incessantes modifications apportées au questionnaire de recensement, les déclarations de deux ou trois langues maternelles ou d’usage à égalité n’ont fait que revenir en 2021 précisément au même niveau qu’en… 1986. D’autre part, en choisissant de les écarter, le commissaire a accouché d’un suivi dilué, erroné et démobilisateur.

Les déclarations de deux ou trois langues à égalité ne sont pas à prendre à la légère. Elles représentent une transition naturelle entre l’usage principal d’une langue et l’usage principal d’une autre. Les ignorer compromet le suivi adéquat du degré d’usage des langues, et de leur poids, ainsi que la juste appréciation du phénomène d’assimilation. Choisir par-dessus le marché de ne même pas analyser l’assimilation condamne à gesticuler en direction d’un « renforcement de l’anglais par rapport au français pour pratiquement tous les indicateurs [qui] semble découler d’une asymétrie structurelle qui permet à l’anglais de maintenir son poids ou de l’accroître au fil du temps. »

Mais d’où provient donc cette mystérieuse « asymétrie structurelle » qui renforce le poids de l’anglais vis-à-vis du français et dont tout le reste découlerait ? De rien d’autre que de la domination à cent pour cent décisive de l’anglais sur le français en matière d’assimilation en milieu de vie québécois. Le rapport Dubreuil se devait de le reconnaître et de bien l’analyser.