Les médias souffrent d’une dépendance aux sondages. Ce n’est pas étonnant : les journalistes se targuent d’être les témoins de la réalité et les porte-paroles de l’opinion publique, du moins celle de leurs lecteurs; encore faut-il qu’ils sachent où ces lecteurs se situent.
Mais les sondages ont-ils vraiment la valeur qu’on leur accorde? Passons vite sur le fait que la plupart ne sont pas « probabilistes », c’est-à-dire que leur échantillon ne représente pas vraiment l’ensemble de la population visée. Leurs résultats ne peuvent être extrapolés, leur marge d’erreur est inconnue.
Mais leurs deux plus graves défauts, c’est qu’ils sont faits le plus souvent dans un contexte où l’actualité provoque des réactions émotives et non des positions réfléchies. Et, surtout, ils portent souvent sur des questions pour lesquelles les répondants ne maîtrisent pas les conséquences des idées qu’on leur demande de commenter.
Le boycott des produits américains
Le contexte, d’abord. Nous venons d’entrer dans une guerre commerciale que nous a imposée Donald Trump. Les médias ont donc sondé les Québécois sur leur intention de boycotter les produits en provenance des États-Unis.
Les réponses étaient largement positives. Normal : les Québécois, comme les autres Canadiens, sont en colère. Mais le feront-ils vraiment quand il s’agira de se priver de produits qu’ils chérissent? Quand il leur faudra décider de se passer de Disney ou de Netflix? Disons en tout cas qu’on n’a pas encore noté de désertion massive du réseau Facebook, américain et trumpiste par excellence.
Ce que les sondages nous révèlent, c’est ce que les gens disent qu’ils feront, au vif d’une crise. Pas la nature des gestes qu’ils poseront une fois dissipée l’émotion du moment.
Les barrières commerciales
Et puis, il y a les détails que les sondés ne connaissent pas. On a, par exemple, demandé aux Québécois s’ils favorisaient l’abolition des barrières commerciales entre les provinces, afin que les échanges transprovinciaux puissent atténuer les effets négatifs des tarifs américains.
Large consensus là-dessus... surtout après que tous les médias aient répercuté le discours favorable de nombreux porte-paroles des milieux d’affaires. La solution semble si simple.
Mais minute! Parmi les 37 « exceptions » québécoises au libre-échange transcanadien, beaucoup portent sur la langue d’étiquetage, sur la gestion de l’offre dans le secteur agricole (un mode de gestion qui a permis de sécuriser le revenu des agriculteurs et auquel les Québécois sont attachés), sur le contrôle exclusif de certains secteurs par des entreprises d’État, comme Hydro-Québec ou la SAQ, sur des normes de sécurité que personne ne remet en cause.
Bref, si on les avait interrogés sur chacune de ces « exceptions », en leur expliquant leur utilité, il est fort possible que les Québécois auraient exprimé leur appui à la majorité d’entre elles. La question posée, trop générale, ne signifie rien.
Énergie Est
Autre exemple : les Québécois, nous dit-on, seraient désormais majoritairement favorables à ce qu’on ranime le projet Énergie Est pour acheminer vers un port des Maritimes le pétrole de l’Ouest canadien, et le projet du gazoduc GNL Québec pour acheminer à un port méthanier sur le Saguenay le gaz naturel destiné aux marchés d’Europe et d’Asie.
Attention, ici encore! Ces projets ont soulevé un tollé, pas seulement parce que les Québécois seraient anti-pétrole. Le pipeline Énergie Est aurait traversé 830 cours d’eau au Québec, dont 122 considérés comme importants et dont au moins deux posaient des défis technologiques que certains experts jugeaient insurmontables. Et le port méthanier sur le Saguenay, avec le trafic maritime intense qu’il suscitait, soulevait des enjeux écologiques majeurs, compte tenu de l’hydrographie particulière du fiord.
Ces objections sérieuses referaient surface, si ces projets étaient ranimés. Pas sûr que l’opinion publique soit plus indulgente, guerre tarifaire ou pas!
Un cercle vicieux
Bref, un sondage peut bien nous dire que tout le monde est pour la tarte aux pommes. Mais s’il se trouve que la tarte en question est contaminée au plomb et à l’arsenic, sera-t-elle aussi populaire?
Le problème, c’est que les sondages ne nous donnent jamais les détails. Dès lors, bien des gens sont tentés de répondre selon ce qu’ils ont lu dans les journaux, faute de pouvoir pondérer vraiment les enjeux.
On entre dans un cercle pervers : les influenceurs soulèvent des problèmes et mettent de l’avant une solution; les journaux en font écho; puis ils sondent les lecteurs… qui répercutent alors la manchette de la veille! A-t-on alors appris quelque chose sur l’opinion publique?
Les dépenses militaires
Un bel exemple de ce cercle vicieux : la question de l’accroissement des dépenses militaires afin d’atteindre l’objectif de 2 % du PIB préconisé par l’OTAN. Plusieurs grands quotidiens, dont La Presse notamment, en ont fait la promotion. Puis, en avril dernier, La Presse a consulté ses lecteurs : 85 % des répondants se sont dit d’accord avec cette cible, quitte à s’endetter ou à réduire les dépenses ailleurs.
Mais on parle d’un investissement public annuel de 14 milliards $, dans un contexte où les déficits budgétaires sont déjà considérés comme excessifs! Où trouver cette somme? A-t-on interrogé les lecteurs sur la pertinence de couper dans les budgets du logement, de la santé, de l’éducation, de la francisation, pour augmenter la part consacrée aux militaires? Le résultat aurait-il été le même?
Dans son blogue sur les médias, l’analyste Michel Lemay pose bien cette question : « Le droit à l’opinion, reconnu à tous, est une chose; la capacité à opiner (qui suppose intérêt et maîtrise minimale du sujet visé) en est une autre. […] On peut demander aux gens s’ils ont fait du vélo cet hiver, ou pour qui ils pensent voter, mais sommes-nous sur le même plan si on leur demande d’opiner sur la réforme du mode de scrutin, le troisième lien ou le transfert fédéral en santé? […] L’époque l’exige, chacun de nous est censé avoir une opinion sur tout, même sur des choses dont on ne sait à peu près rien et auxquelles on n’a jamais réfléchi. »