Paru récemment chez Écosociété, Nous ferons les films que nous voulons (ONF féministe 1971-1976), d’Olivier Ducharme ramène, avec maestria, à la mémoire collective, les six œuvres cinématographiques de la série En tant que femmes. Un document d’archives vivaces et vibrantes !
Précédemment, l’essayiste, également analyste politique au Collectif pour un Québec sans pauvreté, avait publié chez le même éditeur À bout de patience (sur le cinéaste Pierre Perreault), Travaux forcés, Villes contre automobiles ainsi que 1972 répression et dépossession politique (traité en nos pages par André Laplante[1]).
Produite entre 1972 et 1975, cette série comprend documentaires et fictions : J’me marie, j’me marie pas, de Mireille Dansereau, Souris, tu m’inquiètes, d’Aimée Danis, À qui appartient ce gage?, de Susan Huycke, Clorinda Warny, Francine Saïa, Jeanne Morazain et Marthe Blackburn, Les Filles du Roy, d’Anne Claire Poirier, Les Filles c’est pas pareil, d’Hélène Girard et Le Temps de l’Avant,d’Anne Claire Poirier.
Ducharme déplore qu’on ait peu discuté de ces œuvres cinématographiques à l’extérieur de cercles restreints. Car elles avaient marqué les esprits à leur époque!
« Un jour, quelques femmes de l’ONF (Office national du film du Canada) se sont dit qu’après trente ans de films faits par des hommes, qu’il était temps que les femmes aient leur tour en tant que telles », lit-on dans un numéro de Médium-média rédigé par l’équipe d’En tant que femmes.
Cette philosophie résume les objectifs de cette hexalogie cinématographique (qui privilégie l’interrogation à l’affirmation) en symbiose avec les nombreuses luttes sociopolitiques de la première moitié des années 1970.
Bastion à conquérir
Un demi-siècle plus tard, il paraît difficile d’imaginer que le premier long-métrage réalisé par une femme à l’ONF ait été en 1968 par Anne Claire Poirier, De mère en fille (dont elle a signé le scénario avec Michèle Lalonde). La première fiction conçue par une cinéaste dans le privé fut en 1972 par Mireille Dansereau pour La Vie rêvée.
L’une des forces de l’ouvrage demeure son portrait d’ensemble de la société québécoise à une période charnière de son existence. Nous retrouvons des groupes militants, tels le Front de libération des femmes du Québec, le Réseau d’action et d’information pour les femmes (RAIF), le Centre des femmes, le Comité de liaison des garderies populaires…
À la fin des années 1960, l’ONF s’oriente vers un cinéma soi-disant vecteur de changement. Or, comme le rappelle l’essayiste, cet objectif n’a pas empêché la censure de Cap d’espoir, de Jacques Leduc, On est au coton, de Denys Arcand et 24 heures ou plus, de Gilles Groulx; d’où le questionnement à savoir si une œuvre véritablement subversive peut être financée par les instances gouvernementales, ici, en l’occurrence, le fédéral.
Parmi ces initiatives pour donner une voix aux groupes minorisés et dénoncer les inégalités sociales, mentionnons la création à l’ONF de l’éphémère Groupe de recherches sociales (GRS) de 1967 à 1969. Également en 1969, la fondation du programme Société nouvelle (qui inclut En tant que femmes) poursuit et élargit cet esprit contestataire.
Ne craignant pas d’afficher leur radicalisme, les filles d’En tant que femmes organisent des groupes de discussion avec des femmes de différents âges, classes sociales et états civils pour établir « un contact quotidien », à l’opposé « du pattern d’homme », dont Anne Claire Poirier dénonce le conditionnement qu’elle a vécu malgré elle.
Olivier Ducharme nous permet de saisir le climat de l’époque avec ses abondantes sources, commentaires (parfois injurieux) du public, répliques de scénarios des six films, documents iconographiques, illustrations des femmes du département d’animation de l’ONF.
Nous retrouvons notamment des extraits de Pour les femmes et toutes les autres (1974), de Madeleine Gagnon, probablement le premier recueil de poésie québécoise ouvertement féministe, des créations collectives Si Cendrillon pouvait mourir, des Femmes de Thetford Mines, ainsi que Nous aurons les enfants que nous voulons et Môman travaille pas, a trop d’ouvrage!, toutes deux du Théâtre des Cuisines.
Hexalogie militante
La première télédiffusion de J’me marie, j’me marie pas de Mireille Dansereau (attentive intervieweuse pour ses quatre interlocutrices) entraîne de venimeux jugements de femmes (principalement de « reines du logis ») qui dénoncent une critique du mariage et de la femme au foyer « par des intellectuelles loin des préoccupations quotidiennes ».
Dans ce documentaire, nous croisons Francine Larivée (qui réalisera en 1976 une œuvre d’art féministe majeure, La Chambre nuptiale), la traductrice Linda Gaboriau, la journaliste-traductrice Jocelyne Lepage et la cinéaste Tania Mackay.
Souris, tu m’inquiètes, d’Aimée Danis reçoit un accueil plus positif. Ce « portait inédit de l’insatisfaction de Francine, ménagère au foyer, dans le paysage cinématographique de l’époque », doit beaucoup à la justesse de l’interprétation de Micheline Lanctôt. Si des adaptations cinématographiques de la pièce Une Maison de poupée, d’Ibsen sont évoquées, rappelons (pas mentionné toutefois dans le livre) qu’en 1967 au Théâtre du Rideau-Vert, Françoise Loranger avait montré au théâtre (Encore cinq minutes), une femme, Gertrude, qui ose quitter mari et famille.
Olivier Ducharme souligne le travail considérable de recherche de la réalisatrice auprès de femmes de 30 à 50 ans (inspiration de l’essai La Femme mystifiée de Betty Friedan), en plus d’intégrer d’autres paroles revendicatrices (Andrée Yanacopoulo, Louky Bersianik, Nicole Brossard, Juliet Mitchell).
La présentation d’À qui appartient ce gage? (« un cri de détresse » pour l’une des réalisatrices, Jeanne Morazain) suscite d’odieux commentaires sur l’apparence des protagonistes (« mal arrangées, sales, décoiffées, pouilleuses »). Certains reprochent le parti pris de « braquer » la caméra sur des milieux populaires ou défavorisés.
Alors que des militantes exigent des garderies populaires, le film interroge le rôle de la femme dans une société qui survalorise encore ménagères et épouses au foyer. L’espoir de créer un monde plus accueillant pour les enfants est illustré lors des scènes, où ces derniers, à moitié nus, récitent des comptines et sautillent dans un décor blanc dépouillé (parmi les séquences les plus expérimentales de la série).
Nous lirons des remarques aussi affligeantes pour les six adolescentes des Filles c’est pas pareil (notamment sous la plume de Louise Cousineau « pour la piètre qualité de leur langage »). Le « manque de représentativité » quant aux classes sociales plus aisées et instruites choque à l’ère des dénonciations sexistes dans L’école rose… et les cols roses : la reproduction de la division sociale des sexes, de Francine Descarries-Bélanger. Méconnu, ce poignant documentaire compte dans son équipe la première femme directrice photo de l’histoire de l’ONF : Suzanne Gabori.
Le défunt journaliste-animateur Daniel Pinard (l’un des seuls à avoir publiquement apprécié À qui appartient ce gage?) qualifie Les Filles du Roy, d’Anne Claire Poirier de chef-d’œuvre. Cette audacieuse œuvre-collage célèbre « les femmes du passé pour insuffler du courage et de la fierté à celles du présent », avec une narration de la comédienne Dyne Mousso.
Avec ses paysages hivernaux, hommage aux toiles de Jean-Paul Lemieux, elle illustre, depuis le 17e siècle l’évolution de l’asservissement au féminin, « de la longue lignée de servantes au culte de la femme-objet ».
Aussi de Poirier, Le Temps de l’avant (avec Luce Guilbeault et Paule Baillargeon dans deux de leurs plus beaux rôles) suscite surtout d’élogieux échos (voir mon texte paru dans L’aut’journal[2]) par son traitement nuancé de l’avortement.
La série En tant que femmes se termine en novembre 1976 après les dernières projections de ce long-métrage. Malgré la distance, Nous ferons les films que nous voulons, d’Olivier Ducharme nous démontre que ces traces du passé, encore actuelles, nous aident à combattre et rester vivant (et deboutte[3]) face à notre présent mortifère.
Pour voir la série En tant que femmes, en ligne : https://www.onf.ca/collection/en-tant-que-femmes/
[1] https://www.lautjournal.info/20220523/un-quebec-en-mouvement
[2] https://www.lautjournal.info/20250207/au-temps-de-lavant
[3] Allusion au journal Québécoises debouttes !, publié respectivement par le Font de libération des femmes et le Centre des femmes, dont certains extraits sont reproduits dans l’ouvrage.