J’ai peine à croire que je suis le seul à avoir vu apparaître, au moins à deux reprises, sur mon fil d’actualité Facebook, parmi d’autres déclarations du premier ministre Mark Carney, cette annonce d’une solution innovatrice pour protéger les épargnes des Canadiens, face aux menaces de Donald Trump.
En cliquant pour en savoir plus, j’ai appris que Carney allait proposer aux Canadiens d’investir dans un fonds spécial de la Banque du Canada dans les cryptomonnaies. Connaissant la position très critique de l’ancien gouverneur des banques centrales du Canada et du Royaume-Uni face à ce mirage monétaire, j’ai aussitôt reconnu le ton des annonces qui ont associé l’animatrice Marie-Claude Barrette et plusieurs autres vedettes québécoises à ces monnaies spéculatives, et ont entraîné des centaines de Québécois et de Québécoises à confier leurs économies à des arnaqueurs.
Mais utiliser en mode Deep Fake l’image du premier ministre pour mousser cette fraude, c’est tirer fort sur le bouchon!
Cela m’a conduit à deux réflexions sur la présente campagne électorale fédérale, et sur les limites de la couverture des médias.
La responsabilité égale des réseaux sociaux
Première réflexion : comment est-ce possible que nos législateurs laissent les réseaux sociaux être impunément complices de ce genre d’arnaque? La réponse vient d’une erreur historique. Quand les réseaux sociaux ont fait leur apparition, il fallait décider s’il s’agissait de « médias » que nos lois tiennent responsables des contenus qu’ils diffusent, ou de simples « supports », comme un tableau noir dont le fournisseur ne peut être tenu responsable des messages qui y seront inscrits par des tiers.
Pour ne pas nuire à l’émergence des nouveaux services web, les législateurs de presque tous les pays ont opté pour la version « support ». Cela dispensait Facebook, Twitter et les autres de devoir vérifier chaque publication.
Mais quand les réseaux sociaux utilisent des algorithmes privés pour favoriser certains contenus, et surtout quand ils acceptent de diffuser des publicités qu’ils savent mensongères, ils exercent alors un choix conscient. Le mensonge du « support passif » ne tient plus. Ce sont des médias. Et ils sont activement complices d’une fraude.
Il suffirait pourtant d’un seul projet de loi, quelques lignes à peine, pour rendre Facebook et X légalement responsables des arnaques qu’ils contribuent à diffuser. Mais aucun chef de parti n’en a parlé en campagne. Et aucun journaliste, à ma connaissance, ne les a questionnés là-dessus.
Je pense en particulier à Pierre Poilièvre, qui s’est opposé, au nom de la sacro-sainte liberté, à toutes les initiatives du gouvernement libéral visant à mieux encadrer le web. Rien à ce sujet, dans le spécial « Cinq chefs, une élection » du 3 avril dernier, à Radio-Canada.
La réalité, c’est que tout le monde craint de s’attaquer aux géants du web, de peur qu’ils s’excluent du Canada pour ne pas avoir à assumer cette responsabilité légale. Les électeurs leur pardonneraient-ils si on les privait de leur drogue électronique?
Il est vrai que les Canadiens (moi compris) sont présentement prisonniers du réseau Facebook parce que tous leurs proches s’y trouvent.
Mais des groupes travaillent déjà au développement de réseaux sociaux ouverts, dont les usagers contrôleraient l’algorithme. Aucun parti ne s’est engagé à aider l’émergence d’une telle solution, pour laquelle le financement public serait somme toute modeste.
Des réseaux exemptés de tarifs douaniers
Cela m’amène à ma seconde réflexion. Le premier ministre nous parle presque chaque jour de la menace que représente Donald Trump pour notre identité et notre culture. Avec un drapeau canadien derrière, cela devient presque convaincant. Mais le kidnapping de cette culture par les géants du web n’a jamais été évoqué en campagne.
Pourquoi les « barbares numériques » qui choisissent de bloquer sur leur réseau canadien l’information rigoureuse des médias au profit des fake news pour la seule raison qu’ils ne veulent pas se plier à nos lois (Facebook), qui cherchent partout dans le monde à influencer directement – et illégalement – les électeurs au profit de la droite (X), qui nous imposent un contenu culturel américain ou international où les productions d’ici ne sont pas mises en valeur (Netflix, Amazon Prime, Disney), pourquoi n’ont-ils pas été inclus dans les produits et services soumis à des tarifs douaniers en riposte aux attaques commerciales américaines?
Après tout, quand un Canadien s’abonne à Netflix, il achète un service américain. Même chose quand une entreprise achète de la pub sur Facebook. Pourquoi ces « importations » ne sont-elles pas soumises à des droits de douane?
La raison est simple : quand Justin Trudeau avait vaguement envisagé de contraindre les distributeurs étrangers à participer au financement de la culture, selon les mêmes règles auxquelles étaient soumises les entreprises canadiennes, les Conservateurs s’étaient empressés de dénoncer cette « taxe Netflix ».
Justin avait aussitôt reculé, et promis qu’il ne le ferait jamais. Depuis, le sujet est tabou. Alors que les Canadiens acceptent de boycotter les laitues, les céleris ou les oranges américaines, par question de les priver de Netfilx. Ni même de leur demander de payer 25% de plus pour ce service.
Poilièvre et les cryptos
J’ai commencé ce texte en parlant d’une fraude fondée sur les cryptomonnaies. Cela me rappelle que Pierre Poilièvre a déjà enregistré une longue vidéo faisant l’apologie de cette technologie; il promettant de congédier le gouverneur de la banque centrale, avec pour objectif de libérer nos épargnes du joug étatique.
Petit rappel ici : ces monnaies virtuelles n’ont que deux avantages. Elles sont fondées sur la rareté qui les rend dépendantes des règles de l’offre et de la demande et de la spéculation. Et elles permettent d’effectuer des transactions sans laisser de traces, ce qui facilite le blanchiment de l’argent et l’évasion fiscale. Bref, c’est l’outil parfait pour les bandits.
Pourquoi, lors du face-à-face de Radio-Canada, personne n’a posé de question à M. Poilièvre sur sa dangereuse dérive crypto. Comme si toutes les dérives antérieures du chef conservateur étaient effacées depuis que le criminel-élu-président s’était assis sur son trône de Washington. Mais les programmes des deux grands partis ne diffèrent pas beaucoup sur ce point. Pourrait-on sortir des « cassettes » infiniment redondantes de chef conservateur pour parler de choses beaucoup plus inquiétantes ?