Durant ses années au pouvoir, la CAQ a plusieurs fois fait la démonstration de son génie économique en finançant des projets aussi rentables qu’essentiels pour le Québec. Les investissements dans les maisons des aînés (2,8 milliards minimum), Northvolt (710 millions), SAAQCLIC (1,1 milliard), les Espaces Bleus (124 millions) et Télésat (475 millions) sont autant de preuves du flair infaillible de François Legault, comptable agréé. « Think big ’stie ! » Cette célèbre phrase de Bob Gratton – qui a probablement écrit le programme économique du gouvernement– guide notre premier ministre dans toutes ses décisions.

Son coup de poker le plus ingénieux restera probablement sa décision d’encourager l’établissement du géant Amazon au Québec. Malgré les conséquences négatives pour nos PME, malgré le gaspillage et la pollution occasionnés par la multinationale, malgré les conditions de travail déplorables dans les entrepôts de la compagnie, Legault a persisté à soutenir Amazon à coups de centaines de millions de dollars publics.

Puis, du jour au lendemain, Amazon a décidé de cesser ses opérations au Québec. Oups. La syndicalisation d’un site – un seul ! – était déjà trop pour l’immonde Jeff Bezos.

Avec ce départ, c’est un autre « grand projet » de la CAQ qui part en fumée. Aucune des « réalisations » de Legault ne s’inscrira dans la durée. Et, malgré tout, son gouvernement demeure inféodé à Amazon ! Mais, dans la société civile, la résistance s’organise, notamment avec la campagne « Ici, on boycott Amazon ». Je m’entretiens avec André-Philippe Doré, co-porte-parole de cette campagne.

Orian Dorais : D’aucuns diraient qu’il y avait déjà plusieurs raisons de boycotter Amazon avant son départ. Pourrais-tu nous décrire ses pratiques au Québec?

André-Philippe Doré : Cette compagnie-là, fondamentalement, est dirigée par des exploiteurs, donc c’est partout pareil. À partir de 2019, quand les premières installations ont ouvert dans le Grand Montréal, on a vite vu les méthodes de Bezos : propagande antisyndicale, taux de blessures élevé, cadence intenable, peu d’avantages sociaux, salaires moyens, à 20-21 $ de l’heure, alors que les profits sont monstrueux, et exploitation d’une main-d’œuvre migrante vulnérable.

Les gens ne parlant ni français, ni anglais, en situation irrégulière, étaient particulièrement ciblés par les recruteurs, car il était plus difficile de les informer de leurs droits.

Mais la pratique la plus troublante d’Amazon est la surveillance excessive du personnel. Dans les entrepôts du Québec, j’ai entendu des histoires qui font froid dans le dos. Il y avait des caméras de surveillance partout et la performance des employés était évaluée en temps réel par des algorithmes alertés du moindre ralentissement.

Toute absence ou baisse de cadence était notée par le logiciel et affectait le « pointage » individuel des gens. À terme, un pointage trop bas pouvait mener à des sanctions ou même à des licenciements. Le service des ressources humaines suivait les directives de l’algorithme. En gros, c’était le robot qui décidait de comment devaient être gérés les entrepôts. C’est un usage dangereux de l’intelligence artificielle.

O.D. : Amazon a aussi bénéficié des largesses de nos gouvernements…

A.-P.D. : C’est certain. Le gouvernement du Québec a payé plus de 170 millions de dollars à Amazon dans le cadre de multiples partenariats. Plusieurs ministères utilisaient, et continuent d’utiliser, ses services infonuagiques.

Hydro-Québec a aussi consenti des tarifs très avantageux à la compagnie, notamment pour son centre de données à Varennes. Début 2024, la Caisse de dépôt détenait environ 1,1 milliards de dollars en actions d’Amazon. Et il ne faut pas oublier que le gouvernement a « dézoné » plusieurs zones agricoles pour permettre la construction des entrepôts. Ce n’est pas un investissement direct, mais c’est de la dilapidation de nos ressources pour une des multinationales les plus prospères au monde.

Les municipalités du Québec ont aussi été de bonnes clientes d’Amazon, tout comme le fédéral. Ottawa a payé 145 millions à la compagnie dans les dernières années! Je mentionne que le principal sous-traitant d’Amazon au Québec est Intelcom, une entreprise dont le PDG est Jean-Sébastien Joly, le frère de Mélanie Joly. Mais je suis certain que ça n’a rien à voir avec l’excellente relation d’affaires entre Amazon et le gouvernement du Canada.

Notre campagne a des demandes très simples à ce sujet : que tous les paliers de gouvernements cessent d’utiliser les services d’Amazon le plus vite possible – incluant la CDPQ, qui n'a pas l’intention de se défaire de ses actifs problématiques – et que la compagnie rembourse les investissements effectués par le Trésor public.

O.D. : Malgré la servilité de nos dirigeants, Bezos a quand même décidé de punir le Québec trop syndicaliste…

A.-P.D. : La compagnie a souvent essayé de bloquer les avancées syndicales. Au début, elle ignorait le syndicat et tentait de faire peur aux employés pour les empêcher de le rejoindre. En 2024, quand le Tribunal administratif du Travail (TAT) a accrédité le syndicat à Laval, Amazon a tenté deux recours devant le TAT pour faire invalider cette décision et a été débouté deux fois.

Ensuite, pendant des mois, la partie patronale a refusé de négocier une convention décente avec le syndicat, si bien qu’il a fallu en appeler à l’arbitrage. Avant même que l’arbitre ne puisse faire quoi que ce soit, le couperet est tombé. La fermeture sauvage des sept sites. On dénombre au moins 4650 pertes d’emplois. Les postes dans les bureaux, dans les entrepôts, à la livraison, à la maintenance et à la sécurité ont tous été touchés, personne n’a été épargné. La volonté manifeste est d’écraser tout effort de syndicalisation dans l’empire de Bezos.

O.D. : Comment s’est déroulée la mobilisation depuis cette décision scélérate ?

A.-P.D. : Très bien ! Le soir même de l’annonce des fermetures, nous avons lancé le mouvement de boycott. Les responsables de notre campagne viennent souvent du syndicat de Laval et/ou du groupe militant Alliance ouvrière. Très vite, des associations étudiantes, conseils régionaux de la CSN et de la FTQ, puis des syndicats nous ont appuyés.

Nous voulons lutter contre Amazon, d’abord parce que c’est la bonne chose à faire, je pense qu’on a assez dit à quel point cette multinationale-là est nocive, mais aussi pour décourager d’autres de suivre son exemple. Il ne faut pas que des entreprises – québécoises ou étrangères – commencent à s’imaginer que de quitter le Québec pour lutter contre la syndicalisation va être une action sans conséquences. Toutes les compagnies qui font ça devront s’attendre à des boycotts et à des pertes.

Nos appels à la résistance ont été bien reçus par la société civile, de plus en plus de gens suppriment leur compte Amazon. Certaines villes sont aussi embarquées dans le mouvement et boycottent complètement la compagnie, certains arrondissements de Montréal le font partiellement.

Dans les derniers mois, notre organisation a mené plusieurs actions militantes : distribution de tracts (on estime en avoir passé au moins 100 000), affichage un peu partout, notamment dans les transports en commun à Montréal, campagnes de sensibilisations sur les réseaux sociaux et manifestations. On a aussi tenté des gestes plus belligérants, comme occuper les bureaux d’Intelcom à Anjou et bloquer ses entrepôts dans plusieurs villes.

Et nous avons aussi ciblé le ministre du Travail Boulet, notamment en perturbant une de ses conférences dans la luxueuse salle de gala du Château Frontenac. On considère que le gouvernement du Québec doit en faire plus pour se séparer d’Amazon. Et on continue d’augmenter la pression.

Dans la semaine du 27 avril au 3 mai, on prévoit une perturbation par jour minimum. Je peux déjà t’annoncer qu’on va avoir un gros contingent pour la manif du 1er mai, mais, bien entendu, je ne peux pas t’annoncer d’avance nos autres actions. Attendez-vous à bien des surprises.