On m’a demandé ce que je pensais de l’actuelle conjoncture américano-canadienne, de ses effets au Québec et ceci dans une perspective embrassant les relations transatlantiques, tant avec la France qu’avec l’Europe. Voici ma modeste vision des choses.
En incorrigible historien, je vais remonter assez loin dans le temps.
Qu’est-ce que le Canada ? Il s’agit d’un ensemble géopolitique né par défaut. La guerre d’indépendance américaine des années 1770-1780, dans l’esprit des États-Uniens, avait vocation à déboucher sur l’unification de l’Amérique du Nord — alors entièrement britannique à l’est du Mississippi depuis la défaite de la France en 1763 — au sein de la nouvelle République.
L’incapacité des Américains à chasser les Britanniques du nord du continent (1776 puis 1812) a donné au pouvoir britannique et à ses partisans locaux (colons britanniques et élites canadiennes-françaises contre-révolutionnaires) l’occasion, à tâtons, de réorganiser cet ensemble. Ce processus aboutit, à partir de 1867, à la création du Dominion du Canada : un compromis créant un État unique pour l’Amérique du Nord britannique, visant à permettre le développement d’un marché d’une taille respectable, tout en ménageant des autonomies régionales (notamment à cause du Québec).
Cela n’a cependant pas mis fin aux prétentions américaines, qui ont continué de menacer la viabilité du Canada durant tout le reste du XIXe siècle, et au moins jusqu’à la guerre de 1914, en raison de la disproportion des forces et des pressions économiques (les Américains protectionnistes cherchant à étouffer le Canada jusqu’à l’annexion...). Seule la protection impériale britannique assura la persistance du Canada.
Avec la Première puis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis devinrent la puissance hégémonique. Les intérêts financiers britanniques se déplacèrent en grande partie vers des mains américaines à travers le Canada, qui passa formellement en 1940 dans le périmètre de défense américain. Cependant, les États-Unis, engagés dans une politique impériale libérale visant à démanteler les empires rivaux (britannique et français), laissèrent de côté l’idée d’une annexion, préférant une stratégie d’empire informel : un Canada pro-américain suffisait.
Dans cette configuration, le Canada s’est imbriqué de manière croissante dans l’économie des États-Unis, et ces derniers l’ont soutenu, notamment face au séparatisme québécois des années 1960 à 1990 — à la différence de Paris. Paradoxalement, le conflit politique interne, canado-québécois, a poussé tous les acteurs à accroître leur dépendance à l’égard des États-Unis : le Canada y trouvait une apparente sécurité, et les Québécois pensaient s’émanciper des Canadiens anglais en favorisant la création d’un marché nord-américain qui rendait le Canada finalement bien petit...
La situation actuelle, marquée par le basculement des États-Unis hors de l’impérialisme libéral vers un protectionnisme agressif, place le Canada — qui réalise 75 % de son commerce extérieur avec son voisin du sud — dans une situation de soudaine vulnérabilité. Il est menacé par un conflit économique, déjà entamé, d’une grande gravité, qui pourrait, comme au XIXe siècle, menacer son existence même comme État. Trump, de ce point de vue, réincarne une menace qui n’avait jamais disparu, mais qui était sortie des consciences.
Cette résurgence d’une menace d’annexion a provoqué une réaction pan-canadienne et transpartisane impressionnante : conservateurs, libéraux, NPD et même le Bloc québécois (séparatistes au niveau fédéral) ont communié dans un rejet outré des offres américaines. Le Parti libéral, presque discrédité au sortir de l’ère Justin Trudeau, connaît sous la direction de Mark Carney une sorte de renaissance.
Ce Canadien, naturalisé britannique, fort de ses réseaux transatlantiques, a paru une planche de salut pour l’opinion. Et de fait, Carney semble avoir compris que la perte, par le Canada, de tout contrepoids extérieur à la zone nord-américaine (jadis l’Empire britannique), le met en danger.
Cela explique ses voyages à Paris et à Londres, ainsi que la volonté actuelle du Canada de se rapprocher de l’Union européenne. La victoire probable de Carney ne mettra cependant pas fin à la période de turbulences. Si moins de 20 % des Canadiens sont favorables à une annexion aux États-Unis, ce chiffre est plus élevé chez les conservateurs. Ces derniers, risquant une énième défaite, pourraient en sortir radicalisés, notamment dans l’Alberta pétrolière, qui rechigne à payer pour le reste du pays, refuse que son commerce avec les États-Unis serve de levier dans un rapport de force, et entend affirmer son autonomie face à Ottawa.
Si le Québec a jusqu’ici été loyal, les tendances centralisatrices de Carney rendues plus impérieuses par la menace venue du Sud risquent de susciter des conflits aussi bien avec l’Alberta qu’avec le Québec. Ce dernier, traditionnellement, depuis les années 1960, joue d’ailleurs son propre jeu international. Il peut à la fois profiter d’une réorientation est-ouest dans laquelle il peut valoriser sa relation particulière avec Paris mais aussi la redouter, si le Canada cherche à s’imposer comme l’acteur exclusif des relations transatlantiques, à son détriment. L’ampleur de la pression américaine sera déterminante, de même que la capacité du Canada à trouver des appuis extérieurs solides, sur le plan économique et stratégique, et le jeu des provinces, notamment du Québec et de l’Alberta.