Cet article est paru dans l’édition datée du 25 avril du journal Le Monde

Pour les milieux chrétiens ralliés au mouvement MAGA, point de valeurs bibliques ou d’amour du prochain à défendre, rappelle la journaliste américaine, qui les a côtoyés pour son nouvel ouvrage

Entretien

La journaliste américaine Katherine Stewart enquête depuis plus de quinze ans dans les milieux nationalistes religieux et antidémocratiques aujourd’hui rassemblés sous la bannière MAGA (Make America Great Again). Son dernier livre, Money, Lies and God : Inside the Movement to Destroy American Democracy (« l’argent, les mensonges et Dieu : à l’intérieur du mouvement visant à détruire la démocratie américaine », Bloomsbury, 2025, non traduit), est le fruit de cette immersion dans un mouvement dont elle dit que « peu de gens qui en sont familiers seront tentés de minimiser le danger qu’il représente ».

Pouvez-vous expliquer qui sont ceux qui composent le mouvement nationaliste chrétien ?

Ce mouvement est très étendu, j’ai pu m’en rendre compte en fréquentant divers rassemblements nationalistes chrétiens : à des meetings « Make America Great Again », dans les salons de simples citoyens et sur les bancs des églises radicales. On trouve des gens de profils très différents, des prétendus « apôtres » de Jésus, des milliardaires athées, des théologiens catholiques réactionnaires, des intellectuels pseudo-platoniciens, des opposants à la « gynocratie » qui détestent les femmes, des évangéliques à la tête de réseaux puissants, des pronatalistes, des complotistes du Covid-19… Ces groupes éclectiques peuvent sembler ne pas avoir grand-chose en commun, mais leur objectif est le même : mettre fin à la démocratie aux Etats-Unis telle que nous la connaissons.

Y a-t-il une matrice idéologique commune ?

Le cadre idéologique principal est le nationalisme chrétien. Mais cette étiquette est trompeuse. Le nationalisme chrétien ne relève pas de la spiritualité. Il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour être un nationaliste chrétien, et beaucoup de chrétiens patriotes ne veulent rien savoir de ce mouvement. On peut le définir comme un état d’esprit politique, qui repose sur quatre piliers : une vision identitaire de l’Amérique, définie comme une nation fondamentalement chrétienne ; la victimisation, qui consiste à prétendre que la discrimination viserait avant tout les chrétiens conservateurs ; le catastrophisme et l’autoritarisme. C’est à la fois une idéologie, une machine politique, et un mouvement politique qui permet de mobiliser certains griefs du peuple. Mais une masse de ressentiments ne saurait constituer un programme politique sans un énorme soutien financier et organisationnel.

Vous dites qu’il s’agit d’un mouvement politique qui vient « d’en haut »…

Une grande partie de l’énergie du mouvement provient de la base, de ceux qui perçoivent, plus ou moins justement, qu’ils sont laissés pour compte. Mais l’un des plus grands mythes à propos de ce mouvement est qu’il vient d’en bas. Trop souvent, l’analyse de ce mouvement antidémocratique se conclut par des observations psychologiques et sociologiques sur les électeurs qui le soutiennent. Or, bien plus qu’un simple phénomène social, c’est d’un vaste mouvement façonné par une élite déterminée qu’il s’agit.

Il y a les bailleurs de fonds : des milliardaires, qui ont décidé d’investir leur fortune dans la destruction de la démocratie. Des penseurs fournissent l’armature intellectuelle au mouvement. Il y a aussi ceux que j’appelle des « sergents », déployés sur le terrain, qui font en sorte que l’argent et les messages du mouvement permettent de gagner des votes, en s’adaptant au contexte local.

Comment ?

Ces « sergents » sillonnent le pays, faisant des présentations dans des églises devant des dizaines, voire des centaines, de pasteurs, à qui l’on explique comment amener leurs fidèles à voter « selon les valeurs bibliques » [la loi américaine interdit aux églises de s’engager dans des activités politiques explicitement partisanes]. On leur fournit un QR code ainsi qu’un formulaire en ligne, qui mène à une série d’outils, des guides électoraux, des ressources pour l’inscription sur les listes électorales et des vidéos, qu’ils peuvent utiliser pour mobiliser leurs congrégations.

Il faut du temps, de l’énergie, des réseaux, et de l’argent pour armer les griefs de la base et les diriger contre une démocratie établie – et ce mouvement antidémocratique a tout cela. Son succès dépend de son accès à d’immenses ressources, d’un puissant réseau d’organisations et d’un groupe très intéressé de personnes qui agissent et soutiennent le mouvement. Par exemple, entre 2019 et 2022, la Fondation Lindsey [organisme philanthropique du couple héritier d’une partie de la fortune Pepsi] a versé plus d’1 million de dollars (près de 880 000 euros) à une nouvelle organisation, Faith Wins, destinée à mobiliser les pasteurs des églises conservatrices dans les Etats pivots pour faire gagner le vote républicain pro-Trump.

A bien des égards, cet investissement s’inscrit dans la continuité du mouvement nationaliste chrétien, qui soutient depuis longtemps des projets visant à transformer le réseau de milliers d’églises conservatrices en une puissante machine politique partisane. Mais les « valeurs bibliques » sur lesquelles ils s’appuient ne sont pas celles du christianisme, telles que la plupart des Américains, l’entendent. Il n’est pas question d’attention portée aux plus humbles, de l’amour de son prochain. Il s’agit d’interdire tous les avortements à partir du moment de la conception, de revenir sur le mariage homosexuel et d’autres enjeux sociétaux relevant des guerres culturelles, parce qu’ils savent que si vous pouvez amener les gens à voter sur deux ou trois questions-clés, vous pouvez contrôler leur vote.

Vous expliquez ainsi comment l’interdiction de l’avortement est devenue la ligne du Parti républicain, ce qu’elle n’a pas toujours été…

Le Parti républicain d’aujourd’hui, « pro-life », est une création moderne. Pour comprendre cela, il faut remonter à la fin des années 1970, à une époque où la plupart des républicains soutenaient le droit à l’avortement et le considéraient comme conforme aux valeurs protestantes de responsabilité personnelle. Mais un mouvement s’est coalisé autour de l’idée que le Parti républicain était devenu trop libéral, trop tendre avec le communisme, que la religion américaine prenait une direction trop modérée. Ils avaient besoin d’un thème autour duquel ils pourraient rallier les gens à leur cause.

Ils ont d’abord envisagé la question de la prière à l’école, puis le féminisme. Lorsqu’ils ont abordé la question de l’avortement, ils se sont dit : « Cette question touche à la sexualité et à l’insécurité des gens concernant l’évolution des mœurs et de la famille, et cela pourrait donner l’impression que nous nous préoccupons des personnes vulnérables » [les embryons]. Ils se sont emparés de cette question et ont décidé de faire de l’avortement leur cheval de bataille. Au fil du temps, ils ont éliminé les voix pro-choix du Parti républicain, ce qui n’a pas été facile. Pendant de nombreuses années, le Parti républicain a pensé qu’il pouvait utiliser à des fins électorales la droite chrétienne. Mais c’est l’inverse qui s’est produit : ce mouvement a pris le contrôle du parti.

Quel rôle les intellectuels de ce mouvement jouent-ils ?

Il s’agit de personnes comme Russell Vought [idéologue d’extrême droite membre de l’administration Trump] et Michael Anton [essayiste ultraconservateur désormais « directeur de la planification politique »], et d’autres qui ne sont pas seulement des acteurs-clés de la nouvelle droite, mais qui ont également pris des positions au sein de l’administration Trump. Un certain nombre a participé au Projet 2025 [programme élaboré pour le mandat de Trump par des experts conservateurs de la fondation Heritage]. Ils reprennent certaines idées-clés de théoriciens politiques anciens, comme Carl Schmitt [1888-1985, théoricien du droit nazi]. L’une des idées que les penseurs de cette droite lui ont empruntée est l’état d’exception : nous serions confrontés à une situation d’urgence absolue à cause du libéralisme, du wokisme, etc. Tous les moyens sont bons pour vaincre cet ennemi intérieur, pour sauver ceux qui seraient les vrais Américains. Nous avons donc besoin d’un homme fort. C’est une idée centrale. Un autre principe défendu par ces penseurs de droite est celui que le théoricien politique Leo Strauss [1899-1973] a appelé communication« ésotérique » et « exotérique ». Il défend l’idée d’une « écriture ambiguë », qui comporte un message « entre les lignes », que seuls les initiés peuvent comprendre.

Ainsi, on transmet à la base des messages simples – ce qui est dit n’a pas vraiment d’importance, il suffit de les faire adhérer au projet. Et il y a une autre forme de compréhension, réservée à l’élite : « Nous pouvons parler entre nous en toute honnêteté de ce que nous allons faire, mais voici ce que nous devons dire à la base. » Cela explique que la désinformation joue un rôle aussi important. Des enquêtes conduites auprès d’électeurs républicains confirment qu’ils sont largement désinformés. Ils vivent dans un monde imaginaire où Trump a remporté haut la main l’élection de 2020, qui leur a été volée.

Vous parlez, à propos de ce mouvement, de « nihilisme réactionnaire »…

Il est réactionnaire dans le sens où, au lieu de promouvoir le progrès, il s’agit d’un mouvement qui met l’accent sur un retour à une version imaginaire d’un passé prétendument meilleur ; il est nihiliste parce qu’il se définit mieux en termes de ce qu’il souhaite détruire plutôt que de ce qu’il propose de créer. La peur et les ressentiments, et non l’espoir, sont les éléments moteurs de son histoire. Ses membres ressemblent aux révolutionnaires du passé dans leur volonté de renverser « le régime » – mais beaucoup sont des révolutionnaires sans véritable cause.

Vous attribuez notamment cette réaction antidémocratique à l’explosion des inégalités…

La montée des inégalités aux Etats-Unis a largement contribué à la vague de déraison qui a balayé notre vie politique et notre culture. Elle a fracturé notre foi dans le bien commun. Ce ne sont pas seulement les différences colossales de richesse qui comptent, mais aussi les immenses écarts de statut, de santé et d’opportunités de vie. Cela ne signifie pas que le projet révolutionnaire est porté par des Américains des classes populaires. Au contraire, l’essentiel du danger provient des nantis : les bailleurs de fonds de la réaction antidémocratique, ainsi que leurs penseurs, leurs sergents et les acteurs du pouvoir. Ils ont conclu une alliance autour de certaines questions-clés. Mais un conflit pourrait éclater au sein du mouvement nationaliste chrétien. La base et les bailleurs de fonds ne partagent pas les mêmes opinions. Les grands donateurs se soucient peu des guerres culturelles ou des « valeurs familiales ». Leur priorité reste la préservation d’une politique économique qui va justifier et accroître la concentration massive de la richesse.