Michel Garneau et la poésie totale

 

Le destin des frères Sylvain et Michel Garneau est sans doute le phénomène le plus singulier de notre histoire littéraire. Que nous n'ayons pas su les reconnaître comme les plus grands de nos poètes me semble toutefois banal, aussi banal que le mot destin; car, admettons-le pour de bon, nous n'entendons pas grand-chose à la poésie.

Et de toute manière, il y a déjà beaucoup trop de Garneau, bien que les plus illustres d'entre eux ne soient apparentés que de très loin à nos deux poètes, fils de l'avocat Antonio Garneau, nommé juge de la Cour supérieure en 1951. En plus de François-Xavier Garneau, historien national et poète à ses heures, on remarque, au fil des générations, Alfred Garneau, traducteur et honnête sonnettiste, et surtout Saint-Denys Garneau, qui, selon les plus distingués et les plus tourmentés d'entre nous, éclipserait tous les autres. Comment se retrouver dans ce panthéon, lorsqu'on croit que la poésie est un défilé de belles images et d'associations verbales inusitées, qui passe à un certain rythme et nécessite une bonne dose de mélancolie ?

On pénètre dans la poésie de Sylvain et de Michel Garneau comme dans un monde

Sylvain et Michel Garneau ne sont pas, comme nous, de petites natures. On pénètre dans leur poésie comme on pénètre dans un monde. Ce ne sont ni les images, ni les rapprochements, ni la sonorité qui comptent, encore moins la mélancolie. Le monde des deux frères se suffit à lui-même. Leur poésie est tout, sauf une poésie fragmentaire. Et c'est pourquoi elle échappe à notre esprit divisé. C'est la seule poésie québécoise qui nous donne la merveilleuse conviction que notre christianisme maladif et notre névrose ethnique n'ont jamais existé.

Alain Bosquet avait déjà senti la chose en lisant Sylvain Garneau, et nous reprochait discrètement de ne pas estimer, à sa juste valeur, ce poète qui s'était donné la mort, en 1953, à l'âge de vingt-trois ans. Sylvain Garneau réapparaît, sous les traits d'Orphée, dans le dernier recueil de Michel Garneau 0 Une pelletée de nuages.

mon frère Orphée chantait

rivière ma belle

et je chantais avec lui

je n'ai jamais tant rêvé d'eau

La poésie comme une histoire

On sait depuis longtemps que les adeptes de la poésie fragmentaire aiment voir du prosaïsme dans les poèmes de Michel Garneau. Bien entendu, cette critique me laisse froid, car je considère la poésie comme une histoire. Et les mots sont-ils autre chose qu'une grêle surprenante , à l'abri des idées préconçues ?

écoutons l'herbe pousser à travers l'humus

de nos os

et les dieux s'amuser à nous pisser la mort dans

la face

Michel Garneau écrit, depuis toujours, sans effort ni contrainte, une poésie du Nouveau Monde et reconnaît, dès 1977, en Emily Dickinson la cousine des écureuils , la petite ivrogne de rosée , la vieille fille aux yeux de confitures . Il est le poète-patenteux irrévocablement québécois auquel rêvait Alfred DesRochers, dans les années trente, en préférant déjà l'influence de Hart Crane et de Vachel Lindsay à celle des Français.

Garneau et la tradition populaire

Poète de la réalité, du plaisir, du corps, de la solidarité et de la nécessité absolue de la compassion , Garneau n'imagine pas, comme le faisait Jacques Brault dans sa trop célèbre Suite fraternelle, un pays nouveau à la place du pays né de l'orphelinat de la neige ; car pour lui le Québec n'a jamais été le pays chauve d'ancêtres , comme Miron le voyait aux heures les plus noires. Aussi fou de la neige que de l'eau, Garneau se démarque de l'élitisme des poètes de l'Âge prétendu de la parole en s'inscrivant très profondément dans la tradition populaire.

oui je suis plein d'une vieille rage

c'est la rage de mon peuple

c'est pas moi qui l'ai inventée

je l'ai reçue en héritage

et je sais qu'il faut qu'elle règne

sinon c'est elle qui nous tuera

Garneau écrivait cela un mois après le référendum de 1980. Au cours de la campagne référendaire de 1995, sa fille, la jeune Zoé, lui demande tout bonnement 0 C'est quoi la sépaNONration ? Elle lui pose cette merveilleuse question dans Une pelletée de nuages.

Le langage est la solidarité première

Comme on le voit, Zoé et Michel Garneau sont de la race des poètes qui ne niaisent pas et qui pensent très fermement que le langage est la solidarité première et que la langue peut être le lieu d'une action , car les mots, les tournures, l'accent, et jusqu'à l'intonation, dépassent les origines ethniques, les croyances et les visions du monde.

Expression la plus directe de la quotidienneté du langage, la poésie, bien qu'elle soit pure folie, est la convergence absolue. Est-ce qu'on aime vraiment l'univers ? se disait Michel Garneau, il y a plus de vingt ans. Le poète ne cesse de nous prouver que la réalité de cet amour importe peu. Ce qui compte, c'est que le langage exprime l'univers en commençant par le commencement 0 nous-mêmes. Saisis par cette vérité, nous aurons tôt fait de constater que nous sommes parfaitement libres / comme des métaphores , n'en déplaise à ceux qui ne veulent pas que le Québec soit un pays .

L'amour physique précède la vie, la mort et le monde

Cette liberté est une naissance. Un thème aussi usé que l'union de l'érotisme et de la mort se trouve rajeuni par l'émerveillement de Garneau. Dans l'orgie, on fourre bien animalement et on grelotte de plaisirs . L'humanité de l'orgasme apparaît, et puis survient la collision. Le sang gicle, et la mort toute neuve surprend les moineaux ivres , comme, un jour, elle surprendra le poète lui-même.

Mais, selon Garneau, l'amour physique précède la vie, la mort et le monde. Les caresses excessivement cochonnes nous jettent dans le trou noir de l'absolu . On découvre alors le fond des choses 0 l'épaisseur et la brûlure du vide.

Michel Garneau,Une pelletée de nuages,Lanctôt, 1999.