Comment l'État-Providence est né de la Grande Crise

 

L'an 2000, l'An zéro, période charnière entre deux siècles, le XXe siècle qu'on vient d'enterrer et le XXIe dont les experts nous disent qu'il ne commence qu'en 2001 ! Occasion rêvée pour faire le bilan du siècle passé, en tirer des leçons et jeter les bases d'un projet pour le siècle à venir. Avec, comme outil principal, le livre d'Éric J. Hobsbawm, L'Âge des extrêmes, Le court XXe siècle, 1914-1991. Tel est l'objet de cette chronique.

Dans son ouvrage L'Âge des extrêmes, l'historien Eric J. Hobsbawm décrit admirablement bien l'impact considérable qua eu la crise des années 30 sur l'histoire du XXe siècle. Sans cette crise, écrit-il, il n'y aurait certainement pas eu de Hitler ni de Roosevelt et le système soviétique n'aurait très probablement pas été considéré comme un rival économique sérieux susceptible de remplacer le capitalisme mondial (...). En un mot, le monde de la seconde moitié du XXe siècle est incompréhensible si l'on n'a pas une idée claire de l'impact de la banqueroute économique . Un cataclysme d'une telle ampleur est-il encore imaginable ? Quelles en seraient les conséquences ?

Nombre d'auteurs critiquent aujourd'hui le néolibéralisme, c'est-à-dire l'idéologie selon laquelle il faut renoncer à toute planification économique, démanteler l'État-Providence et laisser aux forces du marché le soin de répartir la richesse entre les individus et les nations. Ils démontrent que cela conduit à une polarisation extrême de la richesse qui peut être illustrée par le fait que les 200 personnes les plus riches du globe contrôlent des actifs dont la valeur est supérieure au revenu de deux milliards de personnes et que, sur les 100 plus importantes économies du monde, 51 sont des corporations.

Les tenants du néolibéralisme se rient de ces critiques en pointant du doigt la hausse phénoménale des marchés boursiers. Cependant, la possibilité d'un krach est de plus en plus souvent évoquée. La Grande Crise a détruit le libéralisme économique pour un demi-siècle , écrit Hobsbawm et on peut se demander si une nouvelle Grande Crise ne viendra pas à bout du néolibéralisme.

Priorité à la politique sur l'économie

Hobsbawm souligne que la Grande Crise vit la Grande-Bretagne abandonner le libre-échange qui avait été l'élément central de l'identité économique britannique depuis 1840 et que les États dressèrent des barrières toujours plus hautes afin de protéger leurs marchés nationaux et leurs devises, si bien que le commerce mondial chuta de 60% de 1929 à 1932. On savait bien que le démantèlement du système international de commerce ne mènerait à rien, mais on ne savait pas quelle était l'alternative.

La solution découla plus de considérations politiques qu'économiques. Des millions de personnes, réduites au chômage et à la mendicité en l'absence de toute aide étatique, se radicalisant politiquement, tant à gauche qu'à droite (comme c'était le cas en Allemagne avec la montée du fascisme), obligèrent les gouvernements à privilégier des considérations sociales aux dépens des considérations économiques dans l'élaboration de leur politique.

Priorité fut accordée à la lutte contre le chômage, en se rendant à l'argument de l'économiste John Maynard Keynes selon lequel les revenus d'une population active en plein emploi auraient un effet des plus stimulants sur une économie déprimée, mais surtout parce qu'on jugeait le chômage massif politiquement et socialement explosif.

L'exemple de l'URSS

Les chômeurs du monde entier avaient devant les yeux l'exemple de l'Union soviétique engagée, avec ses nouveaux plans quinquennaux, dans une industrialisation massive et ultra rapide et, qui plus est, sans chômage. Entre 1929 et 1940, sa production industrielle fut au moins multipliée par trois, alors que la production industrielle américaine baissa d'un tiers environ de 1929 à 1931.

Quel était le secret du système soviétique dont les économies capitalistes pourraient tirer parti ? La réponse était la planification économique. Même les nazis plagièrent l'idée, rappelle Hobsbawm, et Hitler lança en 1933 son Plan quadriennal.

Après-guerre 0 la crise qui n'eut pas lieu

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la situation politique était encore plus explosive qu'avant son déclenchement. L'Union soviétique était auréolée de sa victoire contre le fascisme et le camp socialiste s'était élargi à plusieurs pays d'Europe de l'Est, avant de couvrir un tiers de la surface du globe en 1949 avec le triomphe de la Révolution chinoise.

D'autre part, les autres pays européens n'étaient que des champs de ruine et, nous dit Hobsbawm, la plupart des observateurs s'attendaient à une grave crise économique par analogie à ce qui s'était passé après la Première Guerre mondiale. Washington craignait que les populations affamées, désespérées et radicalisées adhérent aux organisations communistes déjà fortes suite au rôle qu'elles avaient joué dans la Résistance. Hobsbawm raconte que le président du Conseil français (socialiste) se rendit à Washington pour prévenir que, sans aide économique, le gouvernement risquait de tomber au profit des communistes.

L'aide économique arriva sous forme du Plan Marshall et, d'autre part, les États-Unis mirent en place leur politique d'endiguement (containment) à l'endroit de l'URSS, ce qui marqua le début de la Guerre froide.

Pour contrer le radicalisme appréhendé de leurs populations, les gouvernements occidentaux adoptèrent une série de mesures sociales, donnant ainsi naissance à ce qu'on appela plus tard l'État-Providence, et aux idées de planification économique. Après tout, n'avait-on pas mené la guerre avec une économie dirigée ?

Les Trente Glorieuses

La répétition de la Grande Crise ne se produisit pas. En lieu et place, nous avons eu trois décennies de prospérité économique comme jamais l'humanité n'en avait connue. Hobsbawm souligne que les causes de ces Trente Glorieuses, comme les appelèrent les Français, ne sont pas encore bien cernées.

Évidemment, l'interventionnisme étatique n'est pas étranger aux grandes réussites économiques car celles-ci sont des histoires d'industrialisation soutenue, supervisée, dirigée, parfois planifiée et gérée par l'État. Mais une si longue période de prospérité s'explique également par la domination économique des États-Unis et les politiques stratégiques adoptées par Washington. Dominant outrageusement le monde en 1950, avec 60% de l'équipement productif de tous les pays capitalistes avancés, les États-Unis, pour des considérations de Guerre froide, décidèrent de favoriser la croissance économique aussi rapide que possible de leurs futurs concurrents, principalement le Japon et l'Allemagne afin de contrer la Chine et l'URSS.

En politique intérieure, les Trente Glorieuses furent le résultat d'un mélange keynésien bien particulier de croissance économique dans une économie capitaliste fondée sur la consommation de masse et d'une force de travail jouissant du plein emploi, de mieux en mieux payée et protégée.

Hobsbawm souligne avec raison que ce mélange était une construction politique qui reposait sur un consensus entre la gauche et la droite, à l'exclusion de l'extrême-droite, éliminée de la scène politique par la Deuxième Guerre mondiale, et de l'extrême-gauche communiste marginalisée par la Guerre froide avec la chasse aux sorcières qui fut déclenchée dans les pays capitalistes. Cette politique reposait également sur un consensus tacite ou explicite du patronat et des organisations syndicales pour contenir les revendications salariales dans des limites raisonnables . À cela s'ajoutaient des avantages croissants d'un État-Providence auquel, à la fin des années 1970, six États avancés consacraient plus de 60% de leurs dépenses publiques.

L'échec des mesures keynésiennes

Mais l'Âge d'or prit bientôt fin. Le poids de l'économie mondiale s'étant déplacé vers le Japon et l'Europe, les États-Unis allant en s'endettant (pour financer la guerre au Viet-Nam, la course aux armements et les réformes de la Grande Société de L.B. Johnson), le dollar américain, clef de voûte de l'économie mondiale, s'affaiblissait. La convertibilité du dollar en or fut abandonnée en 1971 et avec elle la stabilité du système international des paiements.

D'autre part, profitant de la faiblesse relative des États-Unis embourbés au Viet-Nam, les pays du Tiers Monde augmentèrent le prix de leurs matières premières. L'exemple le plus spectaculaire fut l'augmentation astronomique du prix du pétrole par l'OPEP en 1973.

Dans les pays capitalistes, l'inflation résultant de l'augmentation du prix des matières premières, poussa les travailleurs à demander l'indexation de leurs salaires, ce qui, à son tour, alimenta l'inflation. Parallèlement à l'inflation, le chômage progressait de façon constante et on se trouva devant un nouveau phénomène, la stagflation, combinaison de stagnation et d'inflation. Les gouvernements tentèrent d'intervenir par un gel des salaires et des profits, comme le fit le gouvernement Trudeau en 1976, mais les mesures keynésiennes traditionnelles étaient inefficaces, ne réussissant qu'à augmenter l'endettement des gouvernements.

Devant cet échec, une autre solution s'imposa 0 le néolibéralisme.