Jean-Charles Harvey, trois fois incompris

 

Jean-Charles Harvey (1891-1967) a toujours été incompris ; par ses ennemis, mais surtout par ses amis, et sans doute aussi par lui-même. C'est que ce jésuite défroqué, chaleureux et jovial, qui aimait passionnément la vie (en particulier les femmes), a beaucoup changé sans que cela parût. Son amour de la vie l'emportait sur la logique. Ce qui n'est pas nécessairement un défaut. Yves Lavertu en sait quelque chose, lui qui a écrit Jean-Charles Harvey, le Combattant, biographie extraordinairement vivante, qui souligne aussi bien les contradictions que la touchante sincérité du grand journaliste.

Les ennemis d'Harvey ont vu en lui un Canadien français renégat. On s'est offert le ridicule de prononcer son nom à l'anglaise. Lui-même a cru qu'il descendait de montagnards écossais. Et pourtant, les Harvey de Charlevoix descendent de ce Sébastien Hervé, venu de France au XVIIe siècle, dont on prononcera le nom Harvé, à la canayenne, comme Farnand. On n'a pas cessé de répéter que l'antinationaliste Jean-Charles Harvey collaborait avec les Anglais, qu'il était un sale traître. Et pourtant, son livre Les Demi-Civilisés, surtout dans sa première version (celle de 1934), annonce Nègres blancs d'Amérique, de Pierre Vallières. C'est si vrai qu'Harvey atténuera la portée de certains passages, dans la version de 1962, afin que le roman à thèse sulfureux ne contredise pas trop l'essai qu'il publiera la même année 0 Pourquoi je suis antiséparatiste.

« Les parias de l'Amérique »

Les Demi-Civilisés étaient le cri d'un révolté, une vibrante protestation contre le colonialisme britannique, notre dépossession et notre domestication. Le romancier nous décrivait comme des « fauves domptés, parqués en des jardins zoologiques, bien logés, bien nourris, pour devenir l'objet de curiosité des autres nations ». Nous étions «les parias de l'Amérique ». Selon Harvey, « la plaie des demi-civilisés » ne marquait pas tant les obscurs, sauvés par leur bon sens et leur honnêteté naturelle, que notre élite qui, elle-même dominée par les Anglais, nous écrasait, à son tour, pour masquer sa propre infériorité.

En 1934, le cléricalisme était étroitement associé, dans l'esprit d'Harvey, au joug anglo-saxon. Il en était le corollaire. Dans son premier roman Marcel Faure (1922), le journaliste s'était contenté d'évoquer la lutte contre le capital étranger. Dans Les Demi-Civilisés, il dénonçait sur nos visages l'empreinte « d'un crétinisme puant et incurable », transmis par un clergé dominateur qui, allié aux conquérants, occupait toute la place qui aurait dû revenir aux laïcs. Il n'en fallait pas plus pour que le cardinal Villeneuve condamnât ce deuxième roman et mît, du même coup, Harvey au ban de la société.

Le Jour… grâce à l'argent des Anglais !

Congédié sur-le-champ de son poste de rédacteur en chef du Soleil, Harvey ne pourra s'exprimer librement comme journaliste que trois ans plus tard, à l'été 1937, en fondant l'hebdomadaire Le Jour… grâce à l'argent des Anglais ! Il ne faut pas s'en surprendre. En Amérique du Nord, les choses sont souvent fort simples. Dans le journaliste libéral du Canada français qui s'oppose au cléricalisme, les capitalistes anglo-saxons reconnaissent instinctivement le pourfendeur du papisme, de l'ignorance et du nationalisme de sa tribu, et donc le champion de l'instruction obligatoire et progressiste, de l'adhésion aux valeurs démocratiques, de l'unité de la Confédération et de l'intégration du Québec au reste du continent. Ces messieurs ne se soucient même pas de définir les mots qu'ils emploient. Tout va de soi, surtout lorsque le fascisme monte en Europe et que les tartuffes de langue anglaise se demandent si le Québec ne va pas basculer dans ce camp. Le New York Times Magazine et la revue Life auront tôt fait d'exprimer ces appréhensions avec fracas.

Le Jour sera donc l'organe de l'indéfinissable liberté. C'est l'Américain Ray E. Powell, Rip pour les intimes, qui prendra la tête du groupe de bailleurs de fonds. Incarnation de la vertu anglo-saxonne, il est tout naturellement président de l'Aluminium Company of Canada (connue depuis sous le nom d'Alcan), alors filiale de l'Aluminium Company of America (Alcoa).

Le tourbillon de l'anticonformisme

Et voilà que commence la grande aventure de Jean-Charles, racontée avec un art souverain par Yves Lavertu, le trop bien nommé. Le décor, les amitiés, les plaisirs et la passion, tout est liberté, tout est vertu. Les bureaux du Jour se trouvent rue Sainte-Catherine, dans le Red Light ; on y entend l'étrange rumeur des belles de jour et de nuit. Jean-Charles mange dans les meilleurs restaurants ; il a ses habitudes Chez Pierre. Ayant abandonné sa deuxième femme à Québec, il « enlève », dans la même ville, une Ève radieuse, parfaitement athée (qui, bien sûr, est déjà sa maîtresse), pour l'installer sous son toit, à Montréal. Cette Ève (nouveau prénom, pour ainsi dire moderne et laïque) s'appelle, en fait, Évangéline Pelland ; elle est la cousine du peintre Alfred Pelland. Jean-Charles, Ève et Alfred feront ensemble des dessins érotiques en s'inspirant du jeu du cadavre exquis.

La grande nature a toujours attiré notre intellectuel antifasciste. En 1930, dans le Témiscouata, il suivait au fond des bois Grey Owl, Apache des plus authentiques (originaire d'Hastings… en Angleterre), et surtout l'égérie de cet écologiste avant la lettre, la belle Iroquoise Anahareo. C'est encore dans la forêt, lors d'une partie de pêche au nord de Québec, en 1941, qu'il découvrira avec stupéfaction qu'il n'y a rien de plus casse-pied, sous nos sapins, qu'un grand écrivain français, en l'occurrence Jules Romains, tout républicain et tout progressiste qu'il soit.

Pris dans le tourbillon de l'anticonformisme, Harvey a tout de même le temps d'écrire. Capitalisme oblige 0 il ne se préoccupe plus des aspirations nationales du Québec. Cet ancien compagnon de route des communistes met aussi sous le boisseau son idéal social. Le Jour trouve abominable que les ouvriers d'Arvida fassent la grève. Les magnats de l'aluminium ne peuvent être que des bienfaiteurs. Mais sur un point fondamental, Harvey devance les nationalistes des années quarante, qui ne cessent de le traîner dans la boue. Il préconise la modernisation et la démocratisation de l'enseignement. Obnubilés par le prestige des collèges classiques, où ils recrutent les plus brillants de leurs disciples, les nationalistes de l'époque n'osent remettre en question la mainmise du clergé sur l'éducation. Même les plus éclairés d'entre eux, comme André Laurendeau, se montrent fort discrets lorsque les mots instruction obligatoire effleurent leurs oreilles.

Le grand gaulliste antiséparatiste

Pour ce qui est de la politique internationale, Harvey a idéologiquement raison, mais politiquement tort. Les nationalistes, Le Devoir en tête, se tournent vers Pétain. Laurendeau, qui s'est timidement opposé à Franco, n'ose pas dénoncer Vichy. Les libéraux demeurent réticents à l'endroit de De Gaulle. Jean-Charles Harvey est la seule personnalité canadienne-française ouvertement et résolument gaulliste ! C'est d'abord dans les bureaux du Jour que se tramera la prise de Saint-Pierre-et-Miquelon par la France libre. À travers des volutes de fumée, Jean-Charles jettera sur sa belle Ève un regard entendu et ravi. Humphrey Bogart et Casablanca ne sont pas loin ! Mais Harvey le conscriptionniste oubliera qu'il n'est ni français, ni américain, ni anglais.

La seule chose que je peux reprocher à Lavertu, c'est de mettre La Peur, conférence — très diplomatique — sur le cléricalisme, qu'Harvey prononcera en 1945, sur le même pied que le Refus global. Harvey ne se montre pas aussi révolutionnaire et moderne que Borduas. Il fonde sa pensée laïque sur la distinction très nette entre le clergé, à qui il dit vouer « une admiration sans bornes », et le cléricalisme, qui mène au pouvoir abusif des ecclésiastiques. Harvey, le spiritualiste affranchi des religions officielles, est très loin de la révolution surréaliste d'André Breton.

Ce réformateur modéré ne peut comprendre la Révolution tranquille, lui qui en est jusqu'à un certain point le précurseur. Harvey s'oppose à la nationalisation de l'électricité et à la montée du syndicalisme. Il voit en René Lévesque un dangereux « gauchiste ». Jean-Charles Harvey, le grand gaulliste antiséparatiste, se doit de mourir le 3 janvier 1967, sept mois avant que de Gaulle ne crie 0 « Vive le Québec libre ! »

Yves Lavertu, Jean-Charles Harvey, le Combattant, Boréal, 2000.

Jean-Charles Harvey, La Peur, Boréal, 2000.