Patrice Desbiens à vif

 

Dans les années 80, Patrice Desbiens passait presque tous ses après-midi assis à une table du Vesta Pasta Caffé qui faisait le coin des rues Elm et Elgin à Sudbury. C'était son bureau, précise Robert Dicskson. Avec de grandes fenêtres, complète l'intimé qui a le sens du raccourci. Je vivais dans une cuillère au fond d'une vieille tasse de café.

Dickson signe la préface de Sudbury (Éditions Prise de parole, 2000) qui réunit sous une même couverture les trois recueils qui ont marqué l'entrée en scène et l'avènement du poète majeur dans le paysage littéraire québécois 0 L'espace qui reste (1979), Sudbury (1983) et Dans l'après-midi cardiaque (1985).

Robert conduit sa Lada à travers la neige et les débris du samedi soir à Sudbury. La soirée était plutôt floue mais pour Patrice, l'image est toujours aussi nette. La voiture se conduit seule. Comme un cheval, fidèle, elle connaît le chemin du retour. Robert se tourne sur lui-même et jase avec nous. I hate this fucking town, il dit en fouillant ses poches pour une cigarette.

Bienvenue aux blondes

Pour pénétrer dans l'univers du poète, il suffit de franchir le seuil du café ou du bar auquel il accorde sa faveur du moment, se glisser à une table et commander un verre de vin blanc, un scotch ou une bière.

À Sudbury, on s'ennuie tous de nos blondes, lance Desbiens à la ronde. C'est son privilège de parler haut en public. Nul mieux que lui n'a su trouver les mots pour traduire le non-dit franco-ontarien. Ma blonde est folle et moi aussi / mais j'aime mieux remplir ma blonde / que remplir une formule du Conseil des arts. Il glousse et l'œil pétillant de malice, il enfile sa bière d'un trait.

Peu importe l'heure ou la saison, à Sudbury, le seul sujet de conversation, c'est Sudbury, à moins de se rappeler à l'occasion qu'on vient d'ailleurs. C'est le cas de Patrice Desbiens. Quand j'étais à Timmins / il y a très longtemps / je vivais dans moi / comme dans une mine / comme dans la mémoire noire / d'une mine / remplie d'immigrants / enterrés vivants.

L'approche du pâté chinois

Saisi du mal du pays, le poète se laisse entraîner dans une nostalgie douce amère. Je revois ma mère / fière comme un confère / et catholique comme un chemin de campagne / une vraie sainte / avec une prière sous chaque assiette / et un pâté chinois / qui fume comme une pagode / où il faut enlever ses souliers / avant d'entrer.

L'effet de la métaphore est coupé par un vacarme d'enfer. Tous les yeux se tournent vers la fenêtre du café. Un balcon se détache / du bloc-appartement / de l'autre bord de la rue / et s'écrase sur le gazon / comme un désastre aérien. Desbiens, qui a noté l'incident, porte machinalement son verre à ses lèvres pour le déposer aussitôt. Est-ce que ceci pourrait être / l'avant-garde / de quelque chose d'essentiel ? se demande-t-il en baissant le ton comme un animateur de lignes ouvertes.

Avec le calme qui est revenu dans le café, le poète peut reprendre sa métaphore là où il l'avait laissée. Mais le plat a eu le temps de refroidir. Le fils ne parle plus de sa mère maintenant, mais d'une fille qu'il a connue, Angèle. Elle était en pleine / crise d'amour / elle me téléphonait 0 / « Viens faire un tour, viens jaser, / il reste un peu de pâté chinois… » Comment aurait-elle pu deviner que c'était une offre que Patrice Desbiens ne pouvait refuser ? Un pâté chinois était le plus / près d'un orgasme que je pouvais / m'approcher durant cette période / de ma vie.

Où cé qu'tu t'en vas comme ça, mon Patrice ?

Lorsque le poète passe de la bière au vin blanc et qu'il se récite des vers à lui-même, ce n'est plus de celle dont il rêvait de fouiller les secrets blonds et blêmes qu'il s'agit. C'est d'une autre. Toujours la même. L'inoubliée et l'inoubliable. De temps en temps, je pense encore à toi / j'ai une peinture de toi dans le musée de mon cœur / mais l'éclairage est un peu flou et je ne me rappelle plus du nom du peintre.

Toujours le même film qui repasse avec les mêmes acteurs. Tout ce qu'on a fait ensemble, tout ce qu'on s'est dit / me passe dans la tête détail par détail comme un documentaire / Et je pense 0 je pourrais écrire un poème qui commence avec 0 / il y a des femmes à Sudbury qui te font haïr les chansons d'amour.

L'amour peut naître d'un coup de foudre mais il se détruit lentement. Phrase par phrase / l'amour se défait / Des trous se font dans la conversation / Elle dit 0 « Je suis vide » / Il dit 0 « rien » / Elle dit 0 «Je n'en peux plus » / Il dit 0 « Je t'aime» / Dehors la pluie pleure sur la ville.

Mot à mot / l'amour devient une métaphore / tandis que la lune pend / comme une tumeur au cœur / de Sudbury samedi soir.

Brusquement, le poète se lève et se précipite en coup de vent vers la sortie. Où c'est qu'tu t'en vas comme ça, mon Patrice ? lui demande la waitress un peu pompette. La réplique est sans réplique. Je m'en vais où la réalité est un bouncer qui s'excuse / en te crissant à porte.

Comme un bateau dans une bouteille

À la nuit tombée, le poète est un pilier du Whistle Stop, Sudbury's House of the Blues. Il s'y rend pour jouer de la batterie, faire la plonge ou écouter les groupes qui s'y produisent.

Au milieu du brouhaha, du chahut et du tintamarre, les poètes sudburois poursuivent leur entretien infini sur la poésie. Mon ami Robert Dickson me dit 0 / L'Écriture C'est Une Discipline / je me vide un autre scotch / et je me concentre. Assis au bar, le poète s'accroche à son verre comme à une bouée en haute mer. Le verre de scotch n'est pas un poème. /Je le tiens dans ma main. / Il a la solidité et la résilience / de l'arbre qui a tué / Albert Camus.

À Sudbury, on ne craint pas tant la mort que la vie qui est un perpétuel lendemain de veille. Le temps passe et je me ramasse comme un bateau dans une bouteille.

Comme un veston de robineux

Le poète ne sait plus très bien s'il pleure au lever ce qu'il a enterré au coucher, ou s'il porte le deuil de ce qu'il a perdu à tout jamais. Je me réveille au son de ma voix qui soupire ton nom dans l'oreiller sale de l'aube. / Je me réveille au creux de la distance, je me réveille à Sudbury, dans la lumière de ton absence. / Je me réveille au son d'une pelle qui gratte la neige et tout recommence.

Ce matin, pour changer le mal de place, le poète débutera sa journée au Peggy's Lunch. La fumée de la grande cheminée de Sudbury / fouette le ciel comme une chemise de travail maculée de sueur qui colle au dos / et la neige est de la même couleur que mon café.

Saisi par l'inspiration ou par une crise d'angoisse existentielle, il s'arrête sec, à l'intersection de la rue Elm et de la rue Elgin, pour battre des ailes comme un albatros, et hurler à pleins poumons qu'il est poète, et que la poésie doit être vaste comme un veston de robineux.

Sudbury, poèmes 1979-1985, Patrice Desbiens, les Éditions Prise de parole, 2000