Les vrais maîtres de la forêt québécoise

 

« La foresterie est une science inexacte », me suis-je souvent fait dire par des professionnels forestiers; surtout quand les questions s'avèrent embêtantes, ai-je compris par la suite. Pendant des années, je me suis retrouvé englué dans un malaise indéfinissable créé par l'abîme que je percevais entre les explications rassurantes qu'on voulait bien m'accorder, que je mendiais, et cette désolante réalité que je voyais en survolant l'immensité des coupes à blanc de mon coin de pays.

Je ne pouvais savoir à l'époque à quel point l'ensemble de notre univers forestier industriel était tétanisé par le syndrome de l'omerta. Du ministre responsable à l'humble technicien forestier, du directeur d'usine à l'opérateur de machine, tous endurent en leur for intérieur, à plus ou moins grande intensité, la présence malsaine d'un doute précis 0 on abuse de la ressource. On la liquide, même. Quiconque l'évoque risque sa job.

C'est dans ce climat oppressant que me sont apparus des êtres sensibles qui avaient décidé de dénoncer l'artificialité des preuves forestières. Pour plusieurs qui gagnaient leur vie directement avec la forêt, cela demandait une dose de courage pas ordinaire. Pierre Dubois était un de ceux-là. Tranquillement, il a mis des mots sur mes zones grises, m'a expliqué l'opacité alambiquée de concepts forestiers fourre-tout, m'a fait découvrir la nature combien étrange des rapports qu'entretient le gouvernement avec les compagnies. Enfin ! Vous en saurez au moins autant que moi après la lecture de son livre, qui offre un accès universel à la compréhension de notre foresterie, tragiquement méconnue de nos frères et sœurs d'ici. Je le sais, sans lui, L'erreur boréale n'aurait pu être qu'une plainte approximative rapidement noyée dans l'océan médiatique.

Avant de lui laisser humblement la parole, je me permettrai un résumé de ce que je retiens des suites de la diffusion du film L'erreur boréale, en espérant que ce court exercice puisse être complémentaire au travail de Pierre Dubois.

On m'a dit souvent, après la diffusion de L'erreur boréale, «cela a réveillé les forestiers ». Réveillé ? Peut-être. Mais ils cherchent encore la switch. Et, encore plus, leurs culottes. Pour être franc, quelque chose a changé 0 les groupes industriels et le gouvernement font maintenant de la publicité. Ce qu'on ne voyait à peu près pas auparavant. De verdoyantes forêts naturelles quasiment plus vraies que nature, de belles figurantes à « cass » blanc qui se promènent en pickup de l'année et qui connaissent ça, le rendement soutenu. À l'automne 2001, pendant une semaine, toutes les portes des métros de Paris étaient placardées de posters du ministère du Tourisme du Québec invitant les Français à venir passer leurs vacances dans nos forêts sauvages. Je me demande combien de temps il a fallu à ces réalisateurs d'images sylvestres pour seulement repérer une de ces forêts qui persisterait.

Nous étions généralement calmes et enjoués, Robert Monderie et moi, durant le tournage du film. Jamais nous n'avions imaginé que ce documentaire, de facture sobre, puisse causer autant d'effet. Qui, d'ailleurs, s'intéressait à la forêt ? Nous en avions fait d'autres, des films, qui avaient «passé tout droit ». Mais quand j'ai appris dans les jours suivant sa diffusion qu'une quarantaine de «consultants professionnels » avaient été rassemblés en hâte autour du ministre responsable des forêts pour répondre au film, je suis devenu assez inquiet. « Ils vont me planter... On a dû faire une grosse gaffe quelque part... Ça va aller mal pour moi... Ils vont me poursuivre... » Quarante jours plus tard, quarante, que la réponse est venue sous forme d'une lettre ouverte aux réalisateurs, signée de la main du ministre. Je suis tombé sur le cul. Non seulement elle ne répondait à aucune des interrogations majeures soulevées dans le film, mais elle se réduisait à une série d'attaques personnelles sur notre manière d'exercer notre art. C'est là que j'ai compris que nous avions eu raison. Que ce gouvernement ne ferait jamais de lumière sur les pratiques forestières. Qu'il se contenterait de narguer et d'intimider ceux qui éprouvent une grande inquiétude par rapport au devenir de notre plus grande ressource collective. D'ailleurs, à l'été 2000, un représentant de la Délégation générale du Québec à Paris a téléphoné, un peu gêné, au programmateur français d'un festival auquel je participais, le menaçant de retirer sa subvention « francophonique » s'il mettait L'erreur boréale à l'affiche.

Mais avoir raison et faire changer les choses, c'est deux. Aujourd'hui, quatre Québécois sur cinq sont convaincus que notre forêt est mal gérée. Cette proportion ira grandissant à mesure que les ruptures de stocks vont se confirmer. Alors qu'Hydro-Québec pète le milliard de profits, que Loto-Québec en fait quasiment autant, que même la Société des alcools du Québec s'en approche, la forêt nous rapporte 50 millions de dollars, c'est-à-dire trois millièmes de la valeur marchande de la ressource. Est-ce que ça vaut la peine de « stresser » la forêt à ce point ?

Encore aujourd'hui, je ne connais pas grand-chose à la foresterie. Mais il arrive qu'il ne soit pas nécessaire d'être médecin pour voir que quelqu'un est malade. Je ne peux mesurer ma connaissance qu'à l'aune d'une petite forêt naturelle de 250 km2 que nous tentons de préserver dans la région de Rouyn-Noranda. (Nous sommes maintenant 500 membres dans l'Action boréale d'AbitibiTémiscamingue.) C'est la dernière forêt naturelle dans le coin. Depuis huit ans, presque chaque année, la compagnie Norbord-Nexfor de Toronto annonce qu'elle s'en vient la bûcher. Le gouvernement vient de lui accorder le OK officiel pour le faire à l'automne 2002. C'est bizarre. Ce même gouvernement avait décrété en 2000 qu'il protégerait 8% de sa forêt boréale d'ici 2005. (L'Ontario protège déjà 12% de la sienne, ayant eu le génie de ne pas concéder d'un seul bloc toute sa forêt aux compagnies.) Mais le « mystère des Ressources surnaturelles » a fait capoter l'idée, humiliant au passage les 100 fonctionnaires qui avaient œuvré à l'élaboration du plan. Depuis, plus rien. Silence péquiste. Nous ne pouvons plus désormais proposer cette petite forêt comme aire protégée. Un représentant de l'association des compagnies de bois est venu en donner la raison sur les ondes abitibiennes 0 « Si on crée des aires protégées, on va manquer de bois. » Et quand il n'y aura plus de bois ? Il arrive que mon cœur se serre à la pensée de voir cette forêt abattue et je ne peux alors empêcher la peine de m'envahir, même en plein jour. Il faudra donc défendre cette forêt autrement.

S'il y a tant de bois que ça dans la forêt québécoise, que font donc les abatteuses dans les réserves fauniques, dans les ZEC, dans les territoires de trappe autochtones, dans ces territoires nordiques où un arbre prend une éternité à devenir petit, dans les cimetières amérindiens, derrière les chalets? En réalité, d'après l'estimation que nous avons pu réaliser en examinant des photos satellites, il resterait en Abitibi à peu près de 8 % à 10 % de forêts naturelles. Et les compagnies, une fois qu'elles en seront venues à bout, dans une dizaine d'années, vont trouver que les plantations que nous leurs avons payées ne pourront produire encore que des cure-dents « embouffetés ».

Une série de signaux alarmants venus de milieux scientifiques ont percé le ciel boréal depuis trois ans. Entre autres choses, l'âge des arbres serait sous-estimé. Ce qui pourrait drôlement affecter la validité de l'inventaire. Déjà que le p.-d.g. de la compagnie Tembec ait affirmé ne plus utiliser les données du gouvernement, peu fiables à son goût. Ce même p.-d.g. a aussi confirmé que le diamètre moyen des arbres arrivant au moulin diminuait d'un pouce à tous les dix ans. Ils ne sont pas trop gros, nos arbres, au départ. On a aussi annoncé que si le problème des pluies acides ne se réglait pas, le calcium de croissance présent dans le sol serait neutralisé dans 50 ans. Cela déjoue, dès aujourd'hui, le calcul de la possibilité forestière. Aussi, le lessivage des métaux lourds dans les cours d'eau à la suite d'une coupe à blanc provoquerait l'empoisonnement de la faune aquatique. Les Cris en sont déjà malades. Qu'a répondu le ministère à ces nouvelles informations ? Rien.

Quoi qu'on avance, il n'y a eu, il n'y a, il n'y aura qu'une seule façon de se servir de la forêt. C'est d'aller chercher une fraction des arbres de manière à ce que tout le parterre de coupe demeure en tout temps en parfait état de fonctionnement. De la bactérie à l'orignal, du pin blanc au champignon. Ça, l'Ordre des ingénieurs forestiers l'a décrété dès 1949. Les plantations constituent une énorme farce onéreuse qui vise simplement à escamoter le fait qu'on a auparavant détruit le sol et le plan des forêts futures. Jamais l'impact de la machinerie lourde sur le sol forestier n'a été sérieusement étudié. C'est ce que les Cris réclament depuis des années. Justice leur a été déniée. Comment croire que le maintien de la biodiversité est assuré quand les compagnies n'engagent même pas de biologistes ? Parlons ici plutôt de « biodivertissement ». (Il me reste à vérifier si le préfixe « bio » ne proviendrait pas de « billot ».) En fait, cette forêt, on ne la connaît presque pas. Elle est parmi les plus grandes du monde, parmi les moins habitées aussi. Comme on a toujours pensé qu'elle nous fournirait du bois éternellement, nous n'avons jamais ressenti le besoin de l'étudier. L'inventaire faunique et végétal s'enrichit de découvertes chaque année. Alors, on connaît encore moins bien la manière dont les composantes de cette forêt interagissent pour former sa beauté générale. Cette science est nouvelle. Je crains qu'une fois qu'on aura su comment ces écosystèmes naturels se forment et se renouvellent, on n'en aura plus. Les espaces naturels diminuent. Le gouvernement a réagi de sa façon coutumière 0 depuis l'année dernière, il fait payer cinq dollars à l'entrée de ses parcs.

L'objectif principal des compagnies est simple à saisir 0 offrir des profits aux actionnaires à tous les quatre mois. Et basta. Le reste, c'est du lobbying et, depuis peu, de la publicité. Quant au gouvernement, il est élu pour un plafond de quatre ans et ses cadres forestiers supérieurs ne rêvent que de sauter la clôture pour rejoindre les compagnies. On peut les comprendre 0 pour le même boulot, liquider la ressource, ils se font payer en double.

Alors que pour nous, le reste de la population, notre intérêt est de maintenir cette forêt en santé. Pourvoyeurs, trappeurs, chasseurs, métayers autonomes, tous ceux qui vivent aussi du capital forestier sont considérés encore aujourd'hui comme des entraves, des nuisances, des merdes qu'il faut neutraliser à coups d'ententes secrètes et, plus souvent qu'autrement, qu'on ignore tout simplement.

Les manières d'aborder respectueusement la forêt et de s'en servir sont connues. Partout au Québec, à petite échelle souvent, de véritables succès de foresterie sont enregistrés et ont redonné aux travailleurs une dignité jamais consentie par aucun des régimes forestiers qu'on a pu connaître. À brève échéance, combattre ! Que chaque parcelle de forêt naturelle résiduelle soit défendue ! Que les compagnies perdent leur insolente priorité à la ressource ! Que cette forêt devienne enfin « publique » dans sa réalité. Qu'une enquête, elle aussi publique, en trace les avenues ! Nous n'aurons plus alors à nous inquiéter de ces misérables voleurs de bois d'enfant. Et nous pourrons retourner à nos guitares.

Février 2002

Ce texte est la préface à l'édition 2002 du livre de Pierre Dubois 0 Les vrais maîtres de la forêt québécoise, Montréal, Éditions Écosociété, 2002. Publié avec la permission des Éditions Écosociété.