Le point aveugle de Victor Hugo

 

Victor Hugo connaissait tous les dieux de l'Olympe par leur prénom grec et leur sobriquet romain, il était à tu et à toi avec tous les prophètes hébreux, il était un familier d'Homère, de Lucrèce, de Tacite, de Rabelais et de Cervantès. Dieu lui-même était un collègue avec qui il aimait causer métier, mais il n’a jamais su de l’Amérique que ce qu’il en avait lu dans Chateaubriand, c’est-à-dire des approximations poético-panoramiques.

Victor Hugo avait tous les dons et tous les talents. Il pouvait écrire, discourir, peindre, dessiner, sculpter et, le soir venu, faire tourner les tables. Néanmoins, il avait un point aveugle qu'on peut identifier dans un de ses premiers poèmes. Sur ce palmier qui te balance / Dors, tendre fruit de mon amour / Mes bras, quelques instants, ont porté ton enfance / Ce fragile palmier te soutient à son tour / Ainsi me berçait l'espérance. Ce sont les premiers vers d'une élégie de Victor Hugo qui s'intitule La Canadienne suspendant au palmier le corps de son enfant. Elle date de 1818.

Un peu plus de 60 ans plus tard, comme a pu le constater Louis-Honoré Fréchette, le sens de la géographie du poète ne s'était guère amélioré. La visite de Fréchette à Hugo, cinq ans avant la mort de ce dernier, en 1885, vaut le détour. Je suis peut-être le seul Canadien à avoir approché le Maître, rapporte Fréchette dans son récit de la rencontre.

C'est l'obtention du prestigieux prix Montyon, décerné par l'Académie française, qui l'a mené à Paris. Hugo est son modèle et l’idole du premier récipiendaire québécois d'un prix littéraire français; au point qu'au Québec, on l’a surnommé Louis-Honoré, Hugo-le-petit.

La visite chez Hugo

Après plusieurs démarches, le futur auteur de Lalégende d'un peuple est invité chez celui de La légende des siècles, le Québécois se retrouve place des Vosges avec la gorge sèche et les jambes en guenille.

La maison qu'habitait l'immortel auteur de tant de chefs-d'œuvre n'avait rien de particulièrement imposant. C'était un hôtel assez élégant, mais de petites dimensions, tout blanc, avec de grands jardins à côté et en arrière, racontera-t-il plus tard.

Ma montre marquait dix heures. Je tirai le bouton doré et le bruit de la sonnette me retentit jusqu'au fond de la poitrine. J'allais voir Victor Hugo. J'allais entendre sa voix, lui parler… Enfin la porte s'ouvrit.

— M. Victor Hugo ? Il est à table, me répondit une petite bonne fraîche et accorte; que monsieur se donne la peine d'entrer.

Jetant un coup d'œil à ma gauche, j'aperçus par l'entrebâillement d'une porte, dans une toute petite pièce, deux femmes en grand deuil qui paraissaient pleurer. La bonne revint avec un sourire. Monsieur, dit-elle, sera à lui dans un instant.

Et, soulevant une lourde portière, elle m'introduisit dans le salon, tout au bout de l'antichambre. Je ne vis personne, mais j'entendis le bruit de plusieurs voix en conversation animée. Entre ce salon et la salle à manger, une large baie sans porte s'ouvrait sur un espace sombre.

C'est par cette baie, devenue tout à coup lumineuse et pour ainsi dire rayonnante, que m'apparut le maître. Il marchait d'un pas un peu lourd, mais la tête haute et grave, ayant à son bras sa vieille amie, Mme Drouet.

Il s'avança vers moi la main tendue. Mais, au moment où j'allais répondre aux quelques paroles polies qu'il venait de m'adresser, voilà qu'une des personnes en noir que j'avais entrevues en entrant se précipite dans le salon, et vient tomber, en fondant en larmes, à genoux entre le poète et moi.

Victor Hugo se pencha vers elle, la releva avec bonté, lui demanda ce qu'elle désirait; et, comme la suffocation empêchait la pauvre femme de parler, il l'entraîna dans la salle à manger, d'où nous arrive bientôt, au milieu des exclamations et des sanglots, la voix sympathique du maître qui disait 0 Calmez-vous, chère madame; nous allons voir à cela.

Victor Hugo était, à Paris, l'homme par excellence à qui s'adressaient toutes les grandes infortunes. Cet incident avait naturellement interrompu le caquetage bruyant des convives, qui recommença de plus belle l'instant d'après. Et patati et patata; c'était un torrent. Tous parlaient à la fois. Je ne savais trop quelle contenance garder, lorsque la grande figure léonine du maître reparut dans le cadre lumineux de la salle à manger. Le grand poète s'approcha de moi, et me dit sur un ton plein de bonté 0 Et vous, cher monsieur, que puis-je faire pour vous être utile ?

— Je vous demande pardon, grand maître, balbutiai-je, je ne suis pas un solliciteur.

Mais, pour comble d'ahurissement, je m'aperçus, en sentant la sueur perler à mon front, qu'il me fallait hausser la voix 0 mon imposant interlocuteur se penchait la tête vers moi, la main à l'oreille. Il ne m'entendait pas.

Dans mon embarras, il me vint une idée; je tirai de ma poche l'invitation que j’avais reçue de son secrétaire et la présentai au poète.

— Ah ! très bien, dit-il, vous êtes un confrère. Pardonnez à ma méprise. Cette scène m'a tout bouleversé.

Et puis, en me serrant très cordialement la main, il ajouta 0 Vous venez du Canada, notre ancienne colonie, à ce que je vois. Une grande perte que nous avons faite là. Les folies de Louis XV nous ont enlevé la moitié de l'Amérique. Il y a bon nombre de descendants de Français chez vous, n'est-ce pas ?

— Plus de deux millions.

— Vraiment ? Et depuis quand habitez-vous ce pays-là ?

— J'y suis né, maître. Je suis un enfant des anciens colons français. Vous m'avez déjà fait l'honneur de m'écrire deux fois 0 une en 1863, de Guernesey, une autre il y a trois ans.

— Vous savez, je m'embrouille un peu dans ces détails-là… Ah ! l'Amérique, j'aurais bien voulu la voir ! Il y a eu là des hommes antiques. Mais que voulez-vous, je n'ai jamais eu le temps de voyager...

Après quelques minutes de conversation sur des sujets plus ou moins personnels, je me levai pour prendre congé du grand homme.

Quelques minutes après, j'arpentais les Champs Élysées, la tête assiégée par mille pensées tumultueuses. Je comprenais ces vers de Jean Richepin, parlant de sa première visite chez Victor Hugo 0 Il me semble, ce soir, que le boulevard bleu / Bordé de becs de gaz, est un chemin d'étoiles / Et que celui chez qui je vais, c'est le bon Dieu.

Fréchette n’écrivait pas nu

On a souvent reproché à Louis Fréchette d’avoir emprunté la pose hugolienne pour écrire sa Légende d’un peuple. On ne s’est pas moqué tout à fait à tort du versificateur, mais on est passé à côté du vrai problème qui dépasse celui de l’imitation pure et simple.

Robert Frost a écrit un jour que, pour apprécier un poème, il fallait se poser la question de l’image que se faisait le poète de lui-même au moment où il a écrit son poème. S’il se prend pour un prophète, il emprunte nécessairement le ton prophétique. Et selon qu’il se perçoit comme un amoureux transi, épris, fiévreux, passionné, fervent ou heureux, il adoptera un ton sentimental, romanesque, lyrique, romantique, mystique ou idyllique.

Hugo écrivait nu debout à un pupitre qui faisait face à l’océan dans une tour de verre qui s’ouvrait sur les quatre points cardinaux. Sa mise en scène ne le portait pas à adopter un ton intime devant la nature.

Pour se faire entendre par-dessus le bruit incessant des vagues, il lui fallait hausser la voix. Seul sur sa tour, au milieu de la brume et à la pluie qui battait ses fenêtres, il pouvait hurler ses vers à tue-tête. Par nature, le poète est quelqu’un qui parle tout seul.

Hugo qui s’adresse en permanence à la démesure des éléments et de la nature rejoint les poètes du Québec confrontés au même problème depuis leur arrivée en Amérique. La nature sauvage qui les entoure les dépasse par sa démesure. Elle fait éclater les cadres de la poésie européenne. Pour se mettre à sa mesure, le poète bombe le torse et grossit la voix, mais le silence des bois le transforme en nain. L’écho est plus puissant que le cri d’origine. Ne disposant pas comme le mage de Hauteville-House des dieux de l’Olympe, de l’angoisse métaphysique allemande et de la mélancolie anglaise, bref de tout le fond de commerce romantique, pour peupler ses forêts vierges, Fréchette donne plutôt l’impression de crier dans un porte-voix que d’harmoniser sa voix avec le contre-chant du paysage.

Pour occuper les grands espaces nord-américains, on ne pouvait pas attendre que le temps hugolien de l’Art les domestique. Très tôt, on s’est habitué à habiter une durée plutôt qu’un espace, lequel ne se mesurait plus en terme de distance à parcourir mais de vitesse de déplacement.

Tel est l’intérieur, tel est l’extérieur

Là où les chemins d’eau et de fer précèdent les chemins tout court, les bottes de sept lieues ont remplacé le pied du roi comme unité de mesure. À l’instar du regard du navigateur et du coureur de bois, le regard du poète est celui du voyageur immobile qui se doit d’intérioriser l’extérieur pour trouver son centre de gravité en lui-même. Fréchette ne sonne pas creux parce qu’il est vide mais parce qu’il cherche à faire le plein dans le vide.

La vision romantique de la nature va imposer sa distorsion aux poètes québécois jusqu’en 1920, année où Jean-Aubert Loranger publie Les atmosphères. Dans un poème phare, il établit la frontière entre l’ailleurs et l’ici. C’est le début de la modernité et l’adieu de la poésie québécoise à l’épopisme hugolien.

Je regarde dehors par la fenêtre.

J’appuie des deux mains et du front sur la vitre.

Ainsi, je touche le paysage,

Je touche ce que je vois,

Ce que je vois donne l’équilibre

À tout mon être qui s’y appuie.

Je suis énorme contre ce dehors

Opposé à la poussée de tout mon corps;

Ma main, elle seule, cache trois maisons.

Je suis énorme,

Énorme…

Monstrueusement énorme,

Tout mon être appuyé

au dehors solidarisé