« Le Prix Nobel de la guerre »

 

Le Prix Nobel de la paix 2002 a été décerné à l’ancien président des États-Unis, Jimmy Carter, pour « ses décennies d’efforts infatigables en faveur d’une résolution pacifique des conflits internationaux, des progrès de la démocratie et des droits de l’homme ainsi que de la promotion du développement économique et social ».

Aux États-Unis, les analystes libéraux tendent à percevoir la décision du Comité Nobel comme une rebuffade aux plans de guerre de l’administration Bush. Au contraire de George W., l’ancien président Carter aurait, dit-on, placé les droits de la personne « au centre de la politique étrangère américaine ». Selon le président du Comité Nobel norvégien Gunnar Berge, cette récompense doit « être interprétée comme une critique de la politique de l’administration actuellement au pouvoir aux États-Unis vis-à-vis de l’Irak ».

L’histoire dénaturée

Ces mots populaires de « droits de la personne » et de « paix » servent à dénaturer l’histoire de la politique étrangère américaine. Les médias états-uniens passent de nouveau sous silence un « chaînon manquant » qui est crucial 0 un fait survenu sous la présidence de Carter et susceptible de nous éclairer sur la crise qui sévit depuis le 11 septembre de l’année dernière.

Bien qu’il en ait rarement été question dans les articles parus à la suite du 11 septembre, le fait demeure, amplement documenté, que le « Réseau islamique militant » (prédécesseur du réseau al-Qaïda d’Oussama ben Laden), a été créé durant la présidence de Jimmy Carter (1976-1981). En juillet 1979, Carter a signé un décret visant l’adoption d’un plan d’aide secret aux moudjahidines afghans. Confirmé par l’ex-directeur de la CIA, Robert Gates, dans son livre intitulé From the Shadows, ce « plan secret » a joué un rôle essentiel dans le déclenchement de la guerre soviéto-afghane.

Dans presque tous leurs manuels d’histoire, les élèves des écoles secondaires américaines apprennent que les Soviétiques ont envahi l’Afghanistan sans provocation aucune et en faisant usage d’une force écrasante. Les États-Unis se sont ensuite « portés au secours » de la « résistance » afghane. C’était à l’époque de la présidence de Jimmy Carter.

Pourtant, le conseiller de Carter en matière de sécurité nationale, Zbigniew Brzezinski, confirme que ce sont les États-Unis qui ont déclenché la guerre et non l’Union soviétique.

Dans une interview au Nouvel Observateur au mois de novembre 1998, Zbigniew Brzezinski déclarait 0 « Selon la version officielle, la CIA aurait commencé à fournir de l’aide aux moudjahidines en 1980, c’est-à-dire après l’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique le 24 décembre 1979. Mais la réalité, gardée secrète jusqu’à maintenant, est bien différente. En effet, c’est le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé le premier décret tendant à apporter une aide secrète aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Ce jour-là, j’ai adressé une note au président pour lui expliquer que, à mon avis, cette aide allait entraîner une intervention militaire soviétique… »

Autrement dit, la guerre soviéto-afghane a été déclenchée sous la houlette du président Carter, lauréat en 2002 du Prix Nobel de la paix.

Non seulement Jimmy Carter a joué un rôle-clé dans le lancement de cette guerre (qui dure depuis 23 ans), mais il a aussi été l’artisan de l’aide apportée en sous-main par la CIA au terrorisme islamiste. En fait, il s’avère que le principal suspect dans les attentats du 11 septembre, le Saoudien Oussama ben Laden, a été recruté au cours de cette période « ironiquement sous les auspices de la CIA, pour lutter contre l’envahisseur soviétique ».

Tel que confirmé par Projet afghan qui a recueilli des centaines de documents, de câbles et de notes de service émanant de la CIA et du Département d’État, la CIA « a établi des contacts » au cours de 1979 avec un certain nombre d’organisations terroristes islamistes [c’est-à-dire qu’elle leur a apporté du soutien]. L’objectif n’était pas seulement de déstabiliser le gouvernement prosoviétique du Parti démocratique populaire afghan (PDPA) mais aussi d’entraîner l’Union soviétique dans une guerre.

Entre-temps, en avril 1979, Zulfilcar Ali Bhutto, premier ministre élu du Pakistan, était renversé par un coup d’État militaire et condamné à mort sous l’ordre du général Zia ul-Haq. Non seulement l’administration Carter a-t-elle appuyé les nouveaux dirigeants militaires du Pakistan mais elle les a utilisés pour mener la guerre clandestine de la CIA en Afghanistan.

Selon Diego Cordovez et Selig Harrison dans leur livre Out of Afghanistan 0 The Inside Story of the Soviet Withdrawal, « [entamées sous l’administration Carter] les relations entre la CIA et l’ISI [le Service de renseignements militaires du Pakistan] se sont réchauffées après le remplacement de Bhutto par [le général] Zia et la mise en place du régime militaire... Durant presque toute la guerre en Afghanistan, le Pakistan s’est montré encore plus farouchement anti-soviétique que les États-Unis. Peu après l’invasion militaire soviétique en Afghanistan, en 1980, Zia a confié au chef de l’ISI le soin de déstabiliser les États soviétiques d’Asie centrale. La CIA n’a avalisé ce plan qu’en octobre 1984.... la CIA s’est montrée plus prudente que les Pakistanais. Le Pakistan et les États-Unis ont de concert trompé l’Afghanistan en prétendant publiquement vouloir négocier une solution alors que, privément, ils s’accordaient sur l’escalade militaire comme meilleur moyen d’action. »

L’entraînement à la guérilla sous le parrainage de la CIA était par ailleurs intégré aux enseignements de l’Islam. Des madrasas ont été ouvertes grâce au financement des fondamentalistes wahhabites d’Arabie saoudite. D’après l’Association révolutionnaire des femmes afghanes (RAWA), « [C’]est le gouvernement des États-Unis qui a soutenu le dictateur pakistanais, le général Zia-ul Haq, en créant des milliers d’écoles religieuses qui ont donné naissance aux Talibans. »

Instaurée sous l’administration Carter, l’aide américaine aux moudjahidines a permis d’injecter « des milliards de dollars dans la cause afghane et des milliers d’intégristes islamiques ont pu recevoir un entraînement spécial aux États-Unis et en Grande-Bretagne », écrit John Cooley dans Unholy Wars – Afghanistan, America and International Terrorism.

Cooley ajoute0 « Aux États-Unis, ils ont suivi des cours d’endurance, de maniement des armes, de sabotage et de techniques de mise à mort, et acquis diverses compétences, notamment en communications. Ils devaient transmettre leur savoir-faire à la multitude de combattants placés au cœur et à la base de la pyramide de la guerre sainte. »

Le général Zia ul-Haq a été le protégé de l’administration Carter et de celle de Reagan. Son gouvernement a joué un rôle essentiel dans le recrutement et l’entraînement des moudjahidines.

Dans « Afghanistan, the CIA, bin Laden, and the Taliban », (International Socialist Review, novembre-décembre 2001), Phil Gasper écrit 0 « La CIA est devenue la grande coordonnatrice 0 elle a acheté ou fait fabriquer des armes de style soviétique entre autres en Égypte, en Chine, en Pologne et en Israël ou bien elle a fourni les siennes ; elle a pris les dispositions pour que des Américains, des Égyptiens, des Chinois et des Iraniens procurent un entraînement militaire ; elle a sollicité l’aide financière de pays du Moyen-Orient, notamment de l’Arabie saoudite qui a versé chaque année des centaines de millions de dollars dont la somme a probablement dépassé le milliard ; elle a usé de pressions et de chantage auprès du Pakistan – avec lequel les relations américaines avaient été assez tièdes jusque-là –- afin qu’il serve de base militaire et de refuge ; elle a inscrit le directeur pakistanais des opérations militaires, le brigadier Mian Mohammad Afzal, sur la liste de paie de la CIA pour s’assurer de la coopération militaire du Pakistan. »

Le cadre de l’aide clandestine de la CIA tel que fixé sous l’administration Carter a été maintenu sous la présidence de Reagan. Il n’existait pas de désaccord fondamental entre démocrates et républicains touchant la conduite de la guerre soviéto-afghane.

Phil Gasper poursuit 0 « Quand Ronald Reagan a accédé à la présidence en 1981, le Congrès à majorité démocrate était impatient d’accroître les dépenses pour la guerre en Afghanistan. Un fonctionnaire du Congrès a confié à un journaliste que c’était la manne [pour la nouvelle administration]. Après toute l’opposition aux activités clandestines menées en Amérique centrale, voilà que le Congrès est d’accord pour débloquer des fonds. L’argent leur tombe dans les mains et ils se disent ’Qui sommes-nous pour le refuser ? ’ »

Le décret de Carter du 3 juillet 1979

Après le décret signé par le président Carter le 3 juillet 1979, l’aide américaine aux divers groupes de rebelles s’est transformée en la plus vaste opération en sous-main de l’histoire de la CIA. Selon les mots du conseiller de Carter en matière de sécurité nationale Zbigniew Brzezinski 0

« Cette opération secrète [d’appui aux fondamentalistes islamiques] était une excellente idée. Les Russes sont tombés dans le piège en Afghanistan et vous voudriez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter 0 L’occasion nous est maintenant donnée d’offrir à l’URSS sa guerre du Vietnam. En effet, pendant presque dix ans, Moscou a dû livrer une guerre que le gouvernement ne pouvait pas soutenir, un conflit qui a fini par démoraliser l’empire soviétique et provoquer son démembrement. »

Le journaliste du Nouvel Observateur termine son interview avec Zbigniew Brzezinski en lui posant la question suivante 0

Vous ne regrettez pas non plus d’avoir soutenu l’intégrisme islamiste et d’avoir procuré armes et conseils à de futurs terroristes ?

Ce à quoi Brzezinski rétorque 0

Qu’est-ce qui compte le plus du point de vue de l’histoire ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? L’excitation de quelques musulmans ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ?

Dans la foulée du 11 septembre

Dans un éditorial incisif publié quelques jours après la tragédie du 11 septembre, le critique pacifiste Tom Burghardt évoque les racines historiques d’al-Qaïda et la complicité des administrations américaines successives depuis la présidence de Jimmy Carter 0

« À mesure que les faits montrent que les agresseurs [du 11 septembre] étaient liés à l’organisation al-Qaïda (« La base ») d’Oussama ben Laden, il est crucial également de révéler les racines vénéneuses de ce groupe 0 la CIA, la dynastie saoudite corrompue et le Service de renseignements militaires du Pakistan. La classe dirigeante américaine se moquait éperdument que deux millions d’Afghans aient été tués au cours de la « djihad » menée par les États-Unis contre l’Union soviétique. Carter, Reagan, Bush, Brzezinski, Casey... retenez bien ces noms... ils méritent d’être retenus – et maudits – dans les jours qui viennent… S’il y a des comptes à rendre pour le massacre de mardi dernier [le 11 septembre 2001] – et si les agresseurs doivent être poursuivis devant les tribunaux -– la justice exige que soit mis en accusation l’architecte de la « résistance » afghane [c’est-à-dire la « base militante islamique »]… » (Antifa Bulletin 133, 16 septembre 2001)

L’histoire de la politique étrangère américaine en Asie centrale laisse entendre que tout en soutenant en paroles la paix et les droits de la personne, la présidence de Carter (1976-1981) a servi d’instrument au déclenchement de la guerre et, à bien des égards, jeté les bases de la présente « guerre au terrorisme » de l’administration Bush.

Cette continuité de la politique étrangère américaine depuis l’administration Carter n’est pas en soi le résultat d’un consensus entre républicains et démocrates. Elle témoigne plutôt d’une crise de la politique civile. C’est-à-dire que l’appareil militaire et du renseignement a pris les rênes de la politique étrangère en étroite consultation avec Wall Street, les conglomérats pétroliers du Texas et le complexe militaro-industriel. Du fait que les décisions cruciales sont prises à huis clos par la CIA et le Pentagone, les institutions politiques civiles, y compris le président et le Congrès, jouent de plus en plus un rôle de façade.

Autrement dit, la politique étrangère américaine n’émane pas des institutions du gouvernement civil (assemblée législative et pouvoir exécutif). Elle est le fait de l’appareil militaire et des services de renseignement - ainsi que des instances dont ils dépendent - qui tendent à supplanter les institutions du gouvernement civil dans la mise en place du programme d’action militaire et diplomatique.

Dans le cadre de ce processus qui a atteint un nouveau stade sous l’administration de G. W. Bush, le commandant en chef suit les directives de ses proches conseillers. Alors qu’aux yeux de la population il semble régner une démocratie fonctionnelle, le président des États-Unis est devenu une simple figure de proue des relations publiques, manifestement peu au fait des grands enjeux de la politique étrangère.

Parmi les autres lauréats de renom du « Prix Nobel de la guerre », mentionnons 0

1973, Henry A. Kissinger, secrétaire d’État sous l’administration Nixon.

1993, Frederik Willem de Klerk, président de la République sud-africaine sous le régime de l’apartheid.

1994, Shimon Peres, ministre des Affaires étrangères d’Israël.

Justice pour Monaghan, Connolly et McCauley

Le 11 août 2001 trois Irlandais, Jim Monaghan, Niall Connolly et Martin McCauley, sont arrêtés en Colombie et accusés d’être membres de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) et d’avoir formé les guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Les manchettes partout dans le monde ont parlé d’un réseau terroriste international; le gouvernement colombien a réclamé plus de soutien militaire de la part des États-Unis; et les unionistes en Irlande du Nord ont réclamé l’expulsion du Sinn Fein (parti nationaliste, proche de l’IRA) du gouvernement d’Irlande du Nord.

Depuis, les trois ont été incarcérés dans des conditions épouvantables, leurs avocats ont reçu des menaces de mort et des politiciens colombiens ont fait des déclarations dans les médias rendant un procès juste impossible. Les trois ont admis avoir visité le territoire contrôlé par les FARC mais, selon eux, leur but était de comparer le processus de paix en Colombie (maintenant interrompu) avec celui d’Irlande.

En dépit d’un manque de preuves contre eux, les trois seront jugés par un juge sans jury dans un pays en état d’urgence. Une campagne de soutien, appuyée même par le gouvernement d’Irlande, réclame la libération immédiate des trois, mais pour le moment leur incarcération est utilisée à des fins politiques par le gouvernement colombien, aussi bien que par les unionistes d’Irlande du Nord, et par les faucons du gouvernement américain.

Au Québec, la Coalition pour la paix en Irlande lance un appel en faveur du rapatriement de ces trois victimes d’une magouille politique et cherche à sensibiliser la population québécoise à cette situation.

En Irlande du Nord, le gouvernement britannique a suspendu pour la troisième fois le parlement local suite aux menaces des partis unionistes de se retirer si le Sinn Fein n’était pas exclu du gouvernement, même si le Sinn Fein est le plus grand parti nationaliste. Les unionistes réclament la dissolution de l’IRA alors que celle-ci maintient toujours son cessez-le-feu depuis 1997, tandis que les paramilitaires loyalistes continuent d’attaquer la population nationaliste sur une base presque quotidienne.

Les unionistes de David Trimble prétendent toujours appuyer le processus de paix mais leurs actions indiquent qu’ils entendent saboter le parlement d’Irlande du Nord afin de ne pas avoir à partager le pouvoir avec les nationalistes irlandais et empêcher ainsi l’unification de l’Irlande. -Kevin Callahan

Traduction l’aut’journal