Le train de la loi 101 avance par en arrière

Depuis 1993, nous sommes sur la voie du retour

Au Québec, l'école française ne cesse de perdre du terrain au bénéfice de l'école anglaise. C'est ce que Jean Dorion, le président général de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, constatait lors d'une conférence de presse le 22 janvier dernier. Il commentait les statistiques de l'année scolaire en cours, récemment obtenues du ministère de l'Éducation par la Société, et qu'il a comparées à celles des années antérieures.

À titre d'exemple, Jean Dorion cite les écoles primaires françaises (publiques, privées subventionnées et privées non-subventionnées), qui rassemblaient 90,54 % des écoliers québécois en 1991-92. Elles ont vu cette part s'effriter un peu à chaque année, sans exception, depuis douze ans et n'en accueillent plus que 88,58 % cette année. Inversement, le secteur primaire anglais est passé, dans le même temps, de 9,46 % à 11,42 % des effectifs.

Le secteur primaire n'est pas le seul touché. Tous niveaux scolaires confondus (pré-scolaire, primaire et secondaire) on retrouve la même courbe favorable à l'anglais, depuis onze ans dans ce cas.

« Sur une base annuelle, le glissement en faveur de l'anglais peut paraître minime, presque insignifiant », déclare Jean Dorion. « Quiconque osera le signaler n'aura aucune chance d'échapper à l'accusation d'alarmisme. Mais il faut néanmoins oser. Car ce qui compte, c'est la tendance et celle-ci ne cesse de s'inscrire au bénéfice de l'anglais, année après année, même après l'adoption de la loi 104 ». Cette loi, votée par l'Assemblée nationale en juin 2002, visait à prévenir certains subterfuges utilisés jusque là par des parents désireux de rendre leurs enfants admissibles à l'enseignement public anglais.

« Nous savons d'expérience que cette évolution favorable à l'anglais est un phénomène inconnu jusqu'ici de la grande majorité de la population et même des dirigeants politiques. Aussi, notre constat en surprendra-t-il sûrement plusieurs, note Jean Dorion. Et, de fait, on aurait pu s'attendre à ce qu'au contraire, en vertu de la loi 101, toute l'immigration internationale modifie davantage à chaque année l'équilibre des effectifs en faveur de l'école française. C'est d'ailleurs ce qui s'était passé entre 1977 (année de l'adoption de la Loi 101) et 1992, alors que la part de l'école anglaise, tous niveaux confondus, avait décru à chaque année, passant de 16,50 % en 1977-78 à 9,64 % en 1992-93 », poursuit-il. « Mais, depuis douze ans, on assiste à un renversement de la tendance ».

Le train dans lequel nous sommes montés collectivement en 1977, note Jean Dorion, circule, depuis 1993, en marche arrière. Il ne va pas très vite (pour le moment), mais sa direction est claire : nous sommes sur la voie du retour, en route vers la situation d'insécurité linguistique que nous pensions définitivement corrigée.

Ce recul, Jean Dorion se garde de l'attribuer à un seul facteur. Certains invoquent la natalité ou les mariages mixtes. Mais ces explications ne sauraient suffire, en plus d'être invérifiable.

En fait, selon le président de la SSJBM, ce phénomène résulte de la cumulation de plusieurs facteurs enchevêtrés qui s'alimentent mutuellement. Mais il est clair qu'avec la Loi 101 originale, c'est-à-dire sans la « clause Canada », l'école française n'aurait jamais perdu de terrain depuis dix ans; elle en aurait gagné et continuerait d'en gagner à l'avenir.

La Nouvelle-France n'avait pas d'écoles anglaises: la dualité des langues d'enseignement au Québec est un résultat de la défaite de 1760. La coexistence, sur un même territoire et en libre concurrence, d'écoles publiques de langues différentes, est une anomalie dans l'ensemble des sociétés développées. En Suisse, par exemple, prévaut la territorialité des langues. Le Suisse germanophone qui quitte Berne pour s'installer à Genève ne pourra pas y réclamer un enseignement public en allemand pour ses enfants.

La loi 101 du docteur Camille Laurin, dans sa version originale, réduisait l'anomalie en dotant le Québec d'une solution à la Suisse, mais elle évitait de bouleverser la vie des familles qui, avant l'adoption de la Loi, avaient déjà fréquenté l'école anglaise au Québec. Celles-là garderaient ce privilège et pourraient le transmettre à leur descendance (cette disposition de compromis, parfaitement honorable, sera baptisée plus tard « clause Québec »).

Dorénavant, la Loi imposerait à ceux qui choisiraient librement de s'établir au Québec, d'où qu'ils viennent, y compris du Canada anglais, une condition raisonnable: que leurs enfants fréquentent l'école française. Les migrations, quelles que soient leurs sources, cesseraient de jouer contre le français; elle joueraient en sa faveur.

En 1982, dix gouvernements majoritairement anglophones se sont entendus sur une constitution qui réduisait les pouvoirs du Québec dans les domaines de la langue et de l'éducation. Par l'article 23 de leur charte dite des « droits », le Québec est tenu de reconnaître l'admissibilité à l'enseignement public en anglais de tous les enfants dont le père, la mère, un frère ou une soeur ont eux-mêmes reçu ou reçoivent un tel enseignement, ou qui le reçoivent eux-mêmes n'importe où au Canada. C'est ce qu'on appelle la « clause Canada ».

« Le ministère de l'Éducation du Québec ne distinguant plus les bénéficiaires de la clause Québec de ceux de la clause Canada, on ne peut mesurer avec précision l'impact de cette dernière, d'expliquer Jean Doiron. Mais, contrairement à une croyance répandue, il est certainement très considérable ». Pour l'illustrer, il fait la comparaison suivante: parmi tous les écoliers québécois nés hors du Canada, ceux nés en Haïti sont les plus nombreux : il y en avait 4 451 en 2000-2001 (presque tous à l'école française). Or, on comptait dans les seules écoles anglaises du Québec, la même année, 8 069 élèves nés en Ontario. C'est dire que l'effet des migrations interprovinciales sur nos effectifs scolaires n'a rien d'insignifiant.

La plupart des francophones l'ignorent, mais une grande partie de la communauté anglo-québécoise est constituée de personnes venues d'ailleurs au Canada. Selon Statistiques Canada, en 2001, parmi tous les résidants du Québec de langue maternelle anglaise, nés au Canada et âgés de 25 à 44 ans (les catégories d'âge les plus susceptibles d'avoir des enfants d'âge scolaire) 22,6 % étaient nés dans les provinces anglophones.

Sans les effets directs de la Charte canadienne des « droits », la part des écoliers scolarisés en français dans l'ensemble des effectifs scolaires québécois n'aurait jamais pu diminuer, comme elle le fait depuis 1994; elle aurait augmenté constamment et continuerait de le faire.

Quelles que soient les intentions de ses auteurs, l'article 23 de la Charte des « droits » constitue l'équivalent d'un permis que se serait donné le Canada de ré-angliciser graduellement le Québec. Il fait partie d'une constitution qui a été imposée de force, si exorbitante que chacun des huit premiers ministres qui se sont succédé depuis à la tête du Québec a refusé de la signer. « La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, de dire Jean Dorion, rêve d'un gouvernement québécois qui aurait la force de dire : Nous refusons de l'appliquer car nous ne l'avons jamais signée ».