Livre : La grande victoire de Camille Laurin

Nous étions en 1978, un matin de novembre où malgré un ciel lourd, l’air de Montréal gardait sa douceur. Un vendredi où le ministre Laurin se présenta à son bureau de l’Office de la langue française, situé au 15e étage de la Tour de la Bourse, square Victoria, vers 8 heures 50, une pile de journaux sous le bras et à la main une mallette bourrée de documents.

L’un de ces vendredis matin sans grandes activités où le ministre entendait revoir quelques documents ministériels, éventuellement rencontrer son sous-ministre, Guy Rocher, pour faire le point ; mais dont il profiterait surtout pour lire.

En entrant avec son sourire ineffable, il donna quelques consignes à sa secrétaire, puis s’enferma dans son bureau. À 9 heures, elle lui apporta son café, il a regarda par-dessus ses lunettes, celles qu’il portait pour lire, et demanda qu’on dépose la tasse sur le coin gauche du bureau, pour se plonger aussitôt dans la lecture d’un quotidien aux pages toutes grandes ouvertes sur le pupitre.

Il était 10 heures lorsque, armé de ma dernière analyse, j’osai frapper et entrouvrir sa porte. « Entrez Robert, venez voir », dit-il enthousiaste. Il était debout près des grandes fenêtres vitrées, déchaussé et bras de chemise, comme il aimait souvent le faire à certaines heures ; il regardait avec un plaisir évident des ouvriers s’affairer sur un échafaudage monté sur l’édifice d’en face.

Au sommet d’un bel édifice de style néo-classique, deux ouvriers déboulonnaient les grandes lettres qui avaient servi d’identification officielle jusqu’alors. Ils avaient presque terminé leur travail et n’en avaient plus pour très longtemps, mais on pouvait facilement lire, par les traces laissées sur la pierre, le nom d’une prestigieuse institution financière. La suie incrustée dans le grès de la pierre délimitait nettement les lettres BANK.

« Vous voyez, dit-il, à quoi peut servir le pouvoir. » En bas, les ouvriers enlevaient les deux dernières lettres. « Voilà ce que j’ai voulu faire. Le but de ma politique visait à éliminer le bilinguisme institutionnel du paysage québécois. » Il se tut et pendant un très long moment continua à regarder la scène.t

Une saison chez Camille Laurin, Carnet d’un compagnon de route, Robert Filion, IQ Groupie, 2005