Dans un système de santé, l’offre précède la demande

Pourquoi l’argent doit-il suivre le patient ?

Dans son document « Garantir l’accès » qui se veut une réponse au jugement Chaoulli, le gouvernement Charest favorise la multiplication de cliniques privées spécialisées (cataractes, genoux, hanches) comme solution pour réduire les listes d’attente de ces chirurgies électives dans les établissements publics de santé. Le ministre Couillard annonce qu’il garantira à ces cliniques les volumes de patients nécessaires à ce qu’elles soient efficaces (i.e. rentables). Les médecins qui y oeuvrent seront payés par la Régie d’Assurance Maladie du Québec. « Le budget suivra le patient », affirmait le ministre Couillard lors de la publication de son document de consultation. Au-delà d’un délai de 9 mois, les patients pourront même se faire traiter à l’extérieur du pays au frais de la R.A.M.Q.

Pour se conformer au jugement Chaoulli qui invalide l’interdiction de vendre, au Québec, des contrats d’assurances couvrant des soins de santé offerts dans le système public, le gouvernement entend permettre par voie règlementaire, la vente d’assurances duplicatives privées couvrant les interventions à la hanche, genoux et cataractes pratiquées par les 101 médecins « non participants » du secteur public québécois. Il y a 18 000 médecins au Québec.

Le document Couillard maintient cependant l’interdiction de la double pratique (privé-public) médicale au Québec préservant ainsi le volume de ressources publiques actuelles. Il est cependant flou sur la pratique de ces médecins désengagés. Pourront-ils pratiquer à l’intérieur des cliniques privées affiliées spécialisées du genou, de la hanche et cataracte ? Quelles seront les garanties qui maintiendront l’étanchéité entre la pratique médicale des médecins engagés et les 101 (!) médecins désengagés du système public québécois ?

André-Pierre Constandriopoulos et Marie-Claude Prémont du groupe de réflexion sur le système de santé du Québec soulevaient ces inquiétudes dans La Presse du 17 février : « Il faut donc poser l’hypothèse que le schéma qui présente comme deux entités distinctes, d’un côté les CSA liées par ententes aux Agences régionales et où travaillent des médecins participants au régime public, et de l’autre, les cliniques privées de médecins non participants, pouvant dans certains cas être également financés par l’assurance privée, pourraient, dans les faits, devenir rapidement une seule et même catégorie de cliniques privées à but lucratif où tous les principes professés aujourd’hui par le livre blanc seraient écartés. »

Le choix du gouvernement Charest de favoriser les PPP avec des cliniques privées au lieu du marché des assurances privées pourrait être plus pernicieux qu’on pense.

Commentant le document du ministre Couillard, le docteur Jacques Chaoulli estimait que la proposition était une « très bonne chose et un bon début pour un débat ». Il affirmait aussi ne pas exclure un autre recours aux tribunaux si le gouvernement n’empruntait pas une voie plus satisfaisante à ses yeux.

N’oublions pas que le docteur Chaoulli est chercheur associé à l’institut économique de Montréal qui fait la promotion d’une plus grande privatisation des soins de santé depuis des années.

Suite au jugement de la cour suprême, M. Chaoulli a été accueilli en super héros aux États-Unis. Le Globe and Mail rapportait ses dires lors d’une tournée américaine des milieux conservateurs : « Je voudrais faire équipe avec des entrepreneurs américains pour revenir au Canada et créer un système parallèle privé de santé. J’aimerais montrer aux Canadiens ce que peut être un système de santé de qualité et à bon marché ».

Pour augmenter la part du privé dans la santé, le gouvernement Charest s’appuie sur une des failles du secteur public : les listes d’attentes. N’oublions pas une des conclusions du rapport Romanow : « Les longs délais d’attente sont la principale, et dans biens des cas, la seule raison pour laquelle les Canadiens sont prêts à payer pour recevoir des services à l’extérieur du système public de santé ».

Pour résoudre le problème des listes d’attentes pour les chirurgies aux genoux, à la hanche et aux cataractes, l’idée de spécialiser des établissements à grand volume d’intervention dans ces domaines n’est pas bête. Mais avons-nous besoin que ces interventions se pratiquent dans le secteur privé ? D’autant plus que les budgets et ressources humaines seront financées par de l’argent public.

Est-ce que le réseau public a un problème de disponibilité d’infrastructure pour faire face à la demande ? Les salles d’opérations des centres hospitaliers sont-elles utilisées à pleine capacité ? Est-ce que les plafonds d’interventions de nos médecins spécialistes sont une partie du problème de manque de ressources dans le réseau public ? Est-ce que les plateaux techniques du réseau public sont utilisés selon la meilleure planification possible pour répondre aux besoins des patients ?

Est-ce que « le privé au service du public » comme le dit si bien M. Charest va régler le problème à moindre coût ? Ou ne devrait-on pas s’inspirer des expériences de réorganisation des ressources publiques qui ont été un succès, comme au Manitoba et en Ontario, où ce type de clinique spécialisées ont été mises sur pied avec passablement de bonheur : ces dernières ont matérialisé les bénéfices de la concentration et de la spécialisation en réduisant les coûts administratif liés aux cliniques privées du même genre.

Plus près de nous, à Montréal, l’Agence de la santé et des services sociaux a obtenu des succès indéniables en se basant sur ce type de démarche. En concentrant les chirurgies de la cataracte et des activités orthopédiques au sein d’établissements spécialisés, il y aura 7 500 chirurgies de la cataracte et 1 200 arthroplasties de la hanche et du genou de plus en 2005-2006 qu’en 2004-2005.

Dans les faits, même si le chef de l’opposition M. André Boisclair s’est dit « soulagé » de la solution Couillard au jugement Chaoulli, il y a suffisamment d’éléments dans le document « Garantir l’accès » du gouvernement Charest pour nous inquiéter de la volonté de ce gouvernement d’augmenter la part du privé dans les dépenses de santé qui sont déjà à la hauteur de 30,2 %. Une augmentation de 63 % depuis 1980.