Entre la femme insoumise et la folle à interner

Dans une famille ouvrière hulloise des années 20

Les demoiselles aux allumettes nous plonge au cœur d’une famille ouvrière de Hull durant les années 1920, des années pas si folles que ça. L’auteure de L’enfant cigarier, Marie-Paule Villeneuve, récidive. D’ailleurs, le personnage de Jos du premier roman fait une apparition marquée dans ce deuxième roman en tant que syndicaliste de l’American Federation of Labor et annonce la possibilité d’un troisième roman dans la même veine. Mais cette fois-ci, nous suivons la vie d’une jeune ouvrière. Victoria, « Non pas comme la reine, mais comme la pompe (à eau) » qui a sauvé de l’incendie les ouvriers de l’allumettière Eddy Match en 1900.

L’auteure reproduit à merveille le contexte de l’époque entre 1917 et 1929. On sent toute la recherche, même en archives, qu’il y derrière ce roman. Parfois, les détails assomment le lecteur, surtout dans les tout premiers chapitres qui ressemblent davantage à un ouvrage historique qu’à un roman. Mais jamais on ne remet en question les faits évoqués par Marie-Paule Villeneuve qui rattache abondamment au récit l’histoire de la ville de Hull.

La romancière a le mérite de se lancer dans un sujet peu exploré par l’historiographie québécoise. Les petites villes ouvrières et les années qu’on dit « folles » sont trop peu connues. Rien n’y manque : l’importance du clergé à la fois défendant la tradition, engagé dans sa communauté et contre le communisme, les premiers syndicats catholiques et peu combatifs, la grippe espagnole, la Première Guerre et les déserteurs, les quartiers ouvriers canadiens-français. L’auteure ne manque jamais l’occasion de glisser des détails sur le contexte historique et réussit très bien à mettre le lecteur dans l’ambiance de l’époque.

Les scènes portant sur la famille de Victoria nous font voir la précarité et la survie quotidienne des familles ouvrières, la cohabitation, les dangers du travail en usine, la gestion de la maisonnée, le crédit, les maigres salaires et la vulnérabilité des familles face aux fermetures fréquentes des usines. Une des grandes réussites de ce roman est d’ailleurs d’intégrer l’histoire des femmes et leur travail en trame de fond.

Victoria n’est pas une jeune femme tout à fait ordinaire, on la dit « effrontée » et « hystérique » et son père doute qu’elle puisse « trouver un mari capable de l’endurer. » Depuis son enfance, elle est soignée pour ses « crises », ce qui donne lieu à des passages intéressants sur le contrôle social infligé aux femmes. Un jour un médecin lui administre du Laudanum, car elle a insulté et frappé le contremaître de l’usine en réaction à la mort de son frère à la scierie « Tu es assez forte pour prendre sur toi lorsque ces crises arrivent. Va dehors prendre une marche, fais une prière. Tu sais que ton comportement n’est pas acceptable pour une fille. » Marie-Paule Villeneuve nous fait réfléchir. Elle montre que la ligne était mince entre une femme insoumise et une folle à interner.

Cette épopée ne se limite pas aux réalités ouvrières de Hull. Victoria se rend aux États-Unis, à Lowell au Massachusetts pour suivre l’amoureux qui bouleverse le cours de son existence. Là-bas, elle travaille dans les filatures de coton d’un quartier canadien-français aux côtés d’autres immigrants, des Grecs et des Irlandais. La vie n’y est certainement pas plus facile, mais on croit que les salaires sont meilleurs, et certains Canadiens-français viennent y amasser de l’argent pour leur famille restée au Québec. Victoria fait la rencontre de militants italiens pour la cause de Sacco et Vanzetti, croulant en prison à l’époque. Cette dernière se lie aussi d’amitié avec la socialiste de l’Industrial Workers of the World, Elizabeth Gurley Flynn, elle est aussi militante pour la libération des deux anarchistes en prison.

Malgré ce contexte, ne cherchez pas en l’héroïne de ce roman une féministe avant l’heure ou une militante aguerrie, vous serez déçu. Non, Victoria demeure spectatrice de son existence et ne parvient pas à se sortir de sa condition du début du roman, ce qui laisse le lecteur en attente (peut-être plus particulièrement la lectrice en quête d’une héroïne militante !) Victoria n’est pas le pendant féminin de Jos, L’enfant cigarier, certainement plus flamboyant.

Dans ce roman, il y a un décalage entre la trame de fond, les scènes d’agitation ouvrière et du mouvement socialiste américain, et les péripéties de Victoria plutôt dramatiques et personnelles. En fait, on comprend mal comment Victoria réussit à s’entourer d’amis aussi libérés : la syndicaliste Donalda Charron (un personnage réel car il possède un nom de famille, c’est le code de l’auteure), les militants clandestins, un médecin et sa femme progressistes et finalement Elysabeth Gurley Flynn elle-même, alors que Victoria est plutôt passive face à ce qui lui arrive, ce qui contraste avec les personnages qui l’entourent.

De toutes ces rencontres, elle ne semble pas grandir. Le vrai traumatisme de Victoria, qui est l’intrigue du livre, sera celui d’un amour que la morale interdit, d’un enfant illégitime et du rejet social que cela entraîne. Ainsi, le vrai combat de l’héroïne n’est pas politique, mais bien moral.