La longue journée du nuvite

Mon premier portulan

Cette année-là, l’été s’est terminée par une explosion dans tous les sens du terme. Par temps chaud, les rues du quartier se transformaient en chantiers de construction et une suite ininterrompue d’entrepreneurs creusaient des tranchées et y enfouissaient toutes sortes de tuyaux, sauf pour l’eau ou les égouts. Notre presqu’île perdue et oubliée de sa mère-mairie était plantée sur un plateau de roc. On dynamitait donc constamment pour tout et pour rien. Les mesures de protection en vigueur à l’époque se résumaient à couvrir les trous des bâtons de dynamite d’un épais tapis de corde tressée pour empêcher les éclats de roche de se prendre pour des météorites.

Ce jour-là au retour d’un dîner bien arrosé, les gars ont carrément oublié le tapis et après les trois coups de criard réglementaires, un feu d’artifice de cailloux sans fusée éclairante s’est abattu aux alentours. Les enfants qui poussaient n’importe où comme des picpics, les mères qui étendaient placidement leur brassée de linge sur la corde et le vieux Polonais qui ramassait le métal qui traînait le long des traques, tout le monde en a été quitte pour une bonne frousse. Et les gars pour une engueulade carabinée.

Dans le temps de le dire, les trois plus grandes madames sans-gêne du coin les abîmaient de bêtises. Du haut de ses six pieds, la Batince les accusait carrément d’être des criminels. Et des batince de malades ! Ce qui leur accordait tout de même la possibilité de plaider la folie temporaire. Avez-vous pensé aux ti-z-enfants ? aux ti-bébés ? aux femmes enceintes ? han ? Y vou-z-ont pas appris ça dans vos cours que les explosions pis les bombardements ça déclenche des fausse-couches ? Un des gars s’est mis à penser qu’après les bains brûlants, le vin chaud et une chute dans l’escalier, faire sauter un bâton de dynamite à l’improviste était peut-être le seul moyen de provoquer la glissette que sa femme souhaitait autant que lui.

De toute façon, même si on vous l’avait enseigné, ça aurait changé quoi ? C’est pas jusse en d’ssour de vos bottines qu’y a une couche de rubbeurre han ? La Chicane qui n’avait pas le tirant de la Batince compensait par le plein-fouet de ses bordées. Au moment de s’attaquer à plus grand qu’elle – c’est-à-dire tout le monde – ses yeux noirs en amande s’écarquillaient démesurément et son sourire figé faisait penser au rictus sardonique des kamikazes japonais qu’on retrouvait alors dans les films de propagande américaine qui avaient envahi tous les écrans depuis le début de la guerre de Corée. Pis toué l’grand tarlais, dis-toi ben que rire aux anges ça t’avantage pas, ça t’donne l’air encore plus zarzais que tu l’es déjà ! La binette inquiète de l’interlocuteur surpris en flagrant délit de planifier une interruption de grossesse explosive avait confirmé le jugement de la Chicane : y était assez zarzais pour y penser et assez tarlais pour l’essayer.

Avec sa voix lancinante et affligée, la Follette était la plus déconcertante et la plus déjantée de nos trois cassandres. Avez-vous idée de c’qui s’rait arrivé si y avait un tramway qui était passé ? Le ton chargé d’émotion ne laissait planer aucun doute sur l’ampleur de la catastrophe appréhendée même si la chose était impossible. Sur la voie ferrée les p’tits chars étaient visibles de loin dans un sens comme dans l’autre. Mais moué j’peux vous en parler parc’que ça m’est arrivé ! j’étais prévue pour prendre les gros chars qui vont de Québec à Sainte-Anne de Beaupré, pis en mettant le pied sus l’quai, les jambes m’ont barré! Pus capabbe de bouger !

Selon les caprices du peroxyde, la tignasse de la Follette était blanche ou blonde et en plein soleil, ça lui faisait une aura comme dans les photos artistiques. L’effet était saisissant et l’étrangeté communicative. À c’moment-là, c’que j’savais pas c’est qu’ma barrure était une intervention de la bonne Sainte Anne qui m’a empêchée de monter dans un train qui y a déraillé avant d’arriver à basilique. J’ai été guéri de mon accident avant de l’avoir. Ça, comme miracle, c’est rare ! Tout le monde a opiné gravement du bonnet sans oser quitter la prématurée du miracle des yeux. Des fois quand j’ai mal à la jambe comme aujourd’hui, j’me dis que c’est celle-là que j’me serais cassée dans l’accident que j’ai pas eu.

Pour tout dire, personne n’a jamais pu établir hors de tout doute si la Follette nous faisait marcher ou si elle était fêlée du chaudron. En optant pour la pince sans-rire, le foreman a fait sauter le bouchon d’une pouffade collective. Si vous êtes comme moi, mesdames, des émotions de même ça essore le gorgoton ! La bière était prévue pour la fin de not’journée mais on va faire comme la bonne Sainte Anne, on va guérir la maladie avant que l’mal nous pogne ! Un p’tit boire par ci, un rire gras par là ! Et dans le temps que ç’avait pris pour crier : Crisse on a oublié le tapis ! tout était rentré dans l’ordre.

Sauf pour la commotion déclenchée par une roche qui avait pris pour cible une des maisons avoisinantes et passé à travers un toit et un faux-plafond pour atterrir dans un lit non consacré. La Georgette et son compagnon piquaient un roupillon d’amoureux lorsqu’un caillou de la taille d’un œuf d’autruche est venu subitement stigmatiser leur turpitude. Le bruit sourd qu’a fait le projectile en percutant l’oreiller entre les deux amants a été immédiatement suivi par un craquement qui annonçait le déconcrissage sauvage de leur nid d’amour au milieu du plâtras qui leur tombait dessus dans un nuage de poussière.

La Georgette était gorgeuse, pulpeuse, ardente, fondante et vaporeuse. Elle vivait perpétuellement avec un délai et cuvait tout avec langueur et lenteur : la bouésson, les chocolats Black Magic, les sensations, les émotions ou les explosions. Son compagnon survolté émergeait déjà des débris qu’elle en était toujours à se demander à quel moment elle s’était endormie. J’en ai peut’ête pardu des bouttes, mais à ma souvenance, c’tait pas à faire tomber les murs ou à défoncer le spring bed !

À la guerre, a dit Eric von Stroheim, la différence entre un héros et un déserteur est bien ténue. Au premier coup de fusil, précisait-il en ajustant son monocle dans un film dont j’ai oublié le titre, l’un et l’autre partent à courir dans des directions opposées. Rendu comme fou par l’obus perdu qui les avait surpris au lit, le Grand Frisé de la Georgette s’est révélé un sprinteur erratique. Sans attendre son reste, il est sorti de la maison dans son plus simple appareil pour aller se réfugier à la vitesse de l’éclair dans un petit boisé situé à l’extrémité de la cour arrière.

On ne compte plus les films où les humains grimpent jusqu’au toit du dernier étage d’un édifice pour échapper à une menace. Il en existe beaucoup moins sur des hommes à poil qui se drapent dans un bosquet pour cacher leur nudité. Le Grand Frisé s’est probablement rendu compte du fait qu’il était l’ancêtre du nuvite qu’une fois dans le petit bois. Il était malheureusement trop tard. Ou trop tôt ?

Les enfants qui sévissaient partout en permanence l’avaient aperçu et, à la vitesse d’une bombe lumineuse qui éclate dans le ciel en mille étincelles, la nouvelle avait ameuté tout le voisinage déjà mis en alerte par la pluie de roches. Y a un gars tout nu dans l’bois ! Un gars tout nu ! Tout nu ! Si cela avait été une femme, elle n’aurait attiré que des gars et les empeseuses de surplis auraient appelé les policiers qui contrairement à leur habitude, se seraient pointés sur-le-champ pour être les premiers à la voir de près. Mais un nu masculin était une incongruité qui attirait tout le monde. Et tout le monde est venu.

Les jeunes mamans avec leurs bébés dans un carrosse, les femmes en bigoudis roses, en tablier, en smock à fleurs, les chambreuses des cabines No vacancy en shorts, les vieilles senteuses avec leurs tricots, les vieux snorauds avec leurs chaises et au milieu de tout ce branle-bas, les enfants faisaient des rondes et des serpentins en hurlant à tue-tête Tout nu ! T-o-o-u-t nu-u-u ! L’émule d’Adam demeurait invisible, mais on savait qu’il était pris au piège. Le boisé débouchait sur une autre rue où s’était réuni un autre groupe qui chantait à plein poumons : Monte en haut rosé ! Monte en haut m’as t’la montrer ! Le Frisé de la Georgette n’avait guère le choix. Il devait prendre son mal en patience et attendre que la noirceur tombe pour qu’une âme compatissante lui refile un imperméable et un numéro de taxi.

La situation était tout au plus cocasse et la foule qui avait triplé avec le retour des travailleurs s’en amusait à fond la caisse. Si les enfants n’avaient pas repris Tout nu ! T-o-o-u-t nu-u-u ! en chœur avec de moins en moins de vigueur d’ailleurs, la plupart des gens n’auraient pas vraiment su pourquoi ils étaient là. Avant même qu’il ne s’éclipse, le Grand Frisé avait été oublié. Tout le plaisir tenait à se retrouver à raconter des histoires ou des blagues, se vanter ou fanfaronner, faire de l’œil ou du rentre-dedans. Même la Georgette s’était mêlée aux gens. D’abord, pour leur demander ce qui se passait et après l’avoir appris, pour leur confier que le choc l’avait rendue amnésique, ce qui dans son cas ne lui demandait pas beaucoup d’effort. Le foreman s’étant révélé très intéressé à constater les dégâts causés par sa roche, la Georgette l’avait invité à visiter sa chambre. Lorsque les derniers écornifleux sont retournés chez eux à contre cœur, il n’était pas encore ressorti de la maison.

Si le mot avait existé, on aurait sûrement baptisé ce jour-là, la journée du nuvite. Elle résume dans mon souvenir ce Québec marginal, sans pudeur et sans manières, dont j’ai cherché plus tard à traduire l’intarissable gouaille et le rire rabelaisien dans mon théâtre. Ou plutôt à leur rendre justice.