Rock ma vies’arrête à Paris

Un « road book » incontournable

En 1973, Offenbach avait été choisi par le Secrétariat d’État canadien pour présenter un spectacle au Musée d’art contemporain, dans le cadre d’une exposition culturelle canadienne dans la Ville lumière. Arrivés à Paris, nous logions à l’hôtel Vaugirard, situé sur la rue du même nom. Nous étions allés voir le musée, en bordure de la Seine, afin de nous assurer que la construction de la scène à l’une des extrémités du péristyle extérieur était conforme à nos spécifications.

Quel endroit magnifique ! L’intérieur du musée empestait un peu le modernisme, mais l’espace où nous devions donner notre spectacle était de toute beauté : une grande cour intérieure à ciel ouvert, entourée d’une imposante colonnade dorienne, avec la tour Eiffel et les Champs-Élysées en arrière-plan, de l’autre côté de la Seine. Nous étions revenus à l’hôtel complètement soûls, après plusieurs arrêts dans une douzaine des innombrables bistrots parisiens. Il y a autant de bistrots dans cette ville qu’il y a de dépanneurs à Montréal. C’est peu dire ! Nous étions même allés aux Deux Magots et au Café de Flore, histoire de faire un pèlerinage culturel. Les deux endroits nous avaient considérablement déçus : trois ou quatre vieillards chuintaient leur vin à la cuillère à thé. Il n’y avait pas de quoi s’énerver !

Tout au long de notre tournée des bistrots parisiens, nous étions en compagnie de quelques fonctionnaires de l’ambassade canadienne et d’amis de passage à Paris, dont monsieur Jean Billard. À l’hôtel, nous avons allègrement poursuivi notre dégustation en l’agrémentant de haschisch et de LSD. Malgré la quantité d’alcool et de drogues ingurgitée, l’atmosphère était détendue et personne n’avait un comportement déplacé. Nous causions et faisions des blagues entre nous, fatigués que nous étions par le décalage horaire.

Il devait être quatre heures de l’après-midi. Gerry, qui était psychotique, et qui ne prenait jamais d’hallucinogènes, semblait assez bien dans sa peau, jusqu’à ce qu’il commence à montrer, comme à l’habitude, des signes de confusion. À un certain moment, il sortit de la chambre en nous disant qu’il allait rencontrer Dieu. Nous l’avons laissé faire sans nous inquiéter, car nous avions l’habitude de ses déraillements. Au bout de quelque temps, ne le voyant pas revenir, je m’étais cependant inquiété et j’étais parti à sa recherche.

Aussitôt dans le corridor, je remarquai des vêtements éparpillés de-ci de-là sur le tapis. Je reconnus tout de suite ses grandes bobettes blanches, laides à mourir, comme un parachute duquel sortaient ses petites cuisses maigres quand il était dedans. Il s’était encore mis tout nu ! Rapidement, je ramassai ses affaires et me rendis jusqu’à sa chambre. Il n’y était pas ! Je pris le petit ascenseur à grilles et descendis au hall du Vaugirard. Il n’y avait personne, hormis le réceptionniste de service. Sans vouloir éveiller quelque soupçon que ce soit, je lui demandai tout à fait naturellement s’il n’avait pas vu passer l’un d’entre nous. Il n’avait vu personne et n’avait pas quitté son poste depuis plus d’une heure.

Je repris l’ascenseur et revins au quatrième étage, où nous logions. Je retournai à sa chambre. Personne ! J’eus soudainement l’idée de monter à l’étage supérieur. Silence feutré. Puis je montai rapidement au sixième. Même tranquillité. Rien ! Je grimpai encore ! Je marchais lentement sur le tapis usé du septième étage de l’hôtel Vaugirard, qui avait dû connaître son heure de gloire. Tout était propre, patiné, vieillot.

Le LSD faisant son effet, et tournant lentement la tête d’un côté puis de l’autre, je percevais un mince filet de sonorité, une fine volute sonore, qui me conduisit devant la porte entrouverte d’une suite. Je m’arrêtai, poussai très lentement la porte, qui s’ouvrit sur un grand salon vide. La musique d’un saxophoniste qui jazzait à la « freak » m’amena, à pas feutrés, devant la porte, également entrouverte, d’une chambre. Je savais que c’était mon Gerry qui était là. Je ne connaissais personne d’autre que lui pour jouer comme ça ! Je demeurai immobile quelques instants à écouter avec ravissement l’incroyable solo de ce grand artiste qu’était Gerry Boulet. Enfin, je poussai la porte. Assis sur les talons, tout nu, sur le rebord d’une fenêtre grande ouverte, en équilibre instable au-dessus d’un gouffre de sept étages, Gerry, au regard fou, jouait doucement du saxo.

Une montée rapide d’adrénaline vint instantanément annuler l’effet du LSD et me fit sauter comme un félin vers la large fenêtre. En une fraction de seconde, j’y étais ! J’empoignai solidement Gerry par sa longue chevelure frisée et le précipitai sur le plancher avec son saxophone. Il resta là, étendu, nu, ses admirables yeux gris-bleu grands ouverts sur un monde que je ne voyais pas, un certain sourire flottant sur ses lèvres. Je soulevai son petit corps fragile et entrepris de le ramener à sa chambre.

Alors que nous marchions dans le corridor en direction de l’ascenseur, celui que je croyais pourtant ailleurs me murmura d’une voix fatiguée : - Mon sax. As-tu mon sax ? Je vais revenir le chercher tantôt. - Non. On y va tout de suite ! J’veux pas me l’faire sauter. - T’as raison on y va.

Nous avons donc pris l’ascenseur, en espérant qu’il ne s’y trouverait personne, et sommes arrivés à sa chambre avec le saxophone. J’ai installé monsieur Gerry, le farfelu saxophoniste, dans son lit et il s’est rapidement endormi. Revenus vers les autres, je leur ai raconté l’affaire. - Et quand je l’ai vu… Assis sur les talons, tout nu ! Sur le bord d’un gouffre profond de sept étages ! Gerry vacillant entre le plein et le vide, les yeux fous, et tirant des sons étranges de son saxophone.

Willie (Michel Lamothe), qui était assis sur le lit en train d’allumer un super pétard à la québécoise, ne put se retenir : Câlisse qu’y joue mal ! Moé, j’aurais poussé d’ssus ! Un rire collectif tonitruant éclata avec un synchronisme parfait. La vieille guerre entre Willie et Gerry se poursuivrait toujours. Ces deux-là s’aimaient autant qu’ils se détestaient. - Pis là ? Y dort ! […]

Rock ma vie, Pierre Harel, Libre Expression, 2005