Ce jour-là, le Québec se nommait Gagnon

Un grand drapeau pour inclure les Francos et les Amérindiens

La photo que les Américains aiment voir comme la plus célèbre de tous les temps n’a jamais été plus actuelle que depuis les événements du 11 septembre 2001. Hier encore, elle incarnait l’hégémonie américaine et le XXe siècle en lui-même. Aujourd’hui, elle symbolise déjà le XXIe siècle. Cette photo des six Marines qui plantent la bannière étoilée sur le mont Suribachi, dans l’île japonaise d’Iwo Jima, le 23 février 1945, fait beaucoup plus qu’annoncer la fin prochaine de la Seconde Guerre mondiale. Elle résume l’histoire de l’Amérique du Nord et propulse le Québec dans l’univers, sans qu’il le sache.

Il y a une part de nous-mêmes sur la pellicule de Joe Rosenthal, de l’Associated Press. L’un des six Marines est originaire du Petit Canada de Manchester (New Hampshire). Il s’appelle René Gagnon. À ses côtés, se trouve un Amérindien, Ira Hayes. La photo révèlerait-elle, à la face du monde, que notre propre histoire militaire et celle des Amérindiens s’entremêlent incestueusement avec l’histoire des maîtres de l’Amérique ?

En 1704, n’était-ce pas nous qui, avec nos alliés amérindiens, saccagions Deerfield et kidnappions les enfants de ce village de Nouvelle-Angleterre pour ensuite les assimiler ? En tout cas, la photo révèle aux Wasps, antinazis de la dernière heure, que ni les Franco-Américains ni leurs frères du Québec n’étaient partisans de Hitler. Et c’est bien ce qui compte.

Dans l’histoire militaire des États-Unis, le Marine René Gagnon est en bonne compagnie. Jean-Cantius Garand, natif de Saint-Rémi-de-Napierville, a, lui aussi, fait oublier la réputation douteuse des Québécois anticonscriptionnistes. Cet Américain d’adoption a inventé le fameux fusil semi-automatique qui, manufacturé à plus de quatre millions d’unités, a permis aux États-Unis d’affirmer leur supériorité sur l’ennemi pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée.

Et que dire de l’homme de notre légendaire Ohio qui a vengé définitivement notre honneur, le général Curtis E. LeMay, fils d’Erving LeMay et d’Arizona Carpentier ? Cet épervier, chef de l’armée de l’air, conseillait au président Kennedy l’emploi de la force aux pires heures de la guerre froide.

Grâce à Gagnon, la présence franco-américaine, par ricochet québécoise, s’inscrit dans la plus héroïque des batailles que, de leur propre aveu, les Américains ont livrées au cours de leur histoire. Mais la célèbre photo ne symbolise pas vraiment l’héroïsme rnilitaire. James Bradley, le fils d’un des six Marines immortalisés, s’est donné la peine de nous l’expliquer en publiant un livre très émouvant: F1ags of Our Fathers, qui sert aujourd’hui d’inspiration au film patriotique de Clint Eastwood.

C’est le silence de son père sur l’événement qui a incité James Bradley à écrire ce livre sur la bataille d’Iwo Jima. Son père, John Bradley, disait que les véritables héros d’Iwo Jima étaient ceux qui n’en étaient jamais revenus. Près de 7 000 soldats américains y ont laissé leur vie, parmi lesquels se trouvaient trois des six Marines qui ont planté le drapeau de la victoire.

John Bradley, Ira Hayes et René Gagnon ont survécu. Le président Truman les a reçus dans le Bureau ovale et la foule les a acclamés à Times Square. Ils ont vu la célèbre photo reproduite sur un timbre-poste, dont on a vendu plus de 150 millions d’exemplaires. Ils ont participé au tournage du film Sands of Iwo Jima, aux côtés de John Wayne. La sculpture gigantesque, faite d’après la photo, immortalise leurs traits dans la perspective du Capitole.

Bradley, petit-bourgeois du Wisconsin, devient ironiquement entrepreneur de pompes funèbres. Hayes, I’Amérindien alcoolique, fait de la prison avant qu’on ne le trouve mort, étendu la face contre terre. Gagnon rêve à la gloire en inaugurant le motel Iwo Jima, mais connaît des déboires financiers et conjugaux. Il finit simple concierge. Un beau jour, on le découvre sans vie, une poignée de porte à la main.

Le drapeau que ces hommes avaient planté à Iwo Jima n’était qu’un drapeau de substitution. Sur une première photo, prise par de simples militaires, le drapeau, planté par d’autres Marines, était trop petit. Plus artistique, la seconde photo, prise par Rosenthal, représente un nouveau drapeau, plus grand, planté celui-là par les Marines qui sont passés à l’histoire.

De toute façon, ne fallait-il pas un grand drapeau pour inclure dans la gloire yankee les Amérindiens, les Franco-Américains et, bien sûr, par ricochet, les Québécois ?

Ce texte est paru pour la première fois dans L’Apostrophe, automne 2002.