La Banque et le crédit ne parlaient pas français

Le portulan de l’histoire

Depuis l’avènement des deux Canadas britanniques, l’attitude des visiteurs face aux Canayens s’était transformée. En 1817, Joseph Samson inaugurait une longue lignée de témoins à charge en provenance des États-Unis. « Nous ne savons si les Français du Canada doivent être redoutés comme des ennemis ou conciliés comme des amis », s’inquiétait-il tout de go.

À peine au Bas-Canada depuis vingt-quatre heures, la cause était entendue. Il s’estimait déjà en mesure de décrire la vie des habitants de toutes ces maisons qu’il avait aperçues au loin le long du fleuve Saint-Laurent, sans même avoir à quitter le bastingage du bateau qui le menait à Québec. Il n’avait eu qu’à se fier à l’avis de ses compagnons de voyage anglophones. « On trouve souvent dans ces huttes deux ou trois générations de Canadiens vivant ensemble comme des pourceaux, préférant leurs aises et la compagnie de leurs parents à l’indépendance et à l’effort », décrétait l’homme d’affaires américain. Même Québec n’avait pas trouvé grâce à ses yeux de quaker. « La basse ville est un amas lugubre de hideuses bâtisses s’élevant entre la falaise et le fleuve au milieu de toutes sortes d’ordures ».

Si les préjugés du touriste colorent indéniablement son regard, fort heureusement la curiosité n’a pas toujours quitté l’œil du voyageur ou du nouvel arrivant. L’année suivante, Edward Allen Talbot semblait avoir découvert un tout autre pays. Il faut dire qu’il avait pris la peine de descendre à terre.

Son navire en provenance d’Irlande avait touché l’île d’Orléans. Plusieurs passagers, immigrants irlandais catholiques, étaient décédés pendant leur traversée de l’Atlantique. Leurs coutumes exigeaient dans la mesure du possible une sépulture en terre. Talbot était débarqué sur l’île pour enterrer un des jeunes enfants qu’ils perdaient quotidiennement. Il raconte s’être rendu à une maison « dont la porte nous fut aussitôt ouverte par une femme élégante vêtue de soie noire. Nous aurions pu la prendre pour une comtesse européenne, si nous l’avions jugée d’après les apparences et non pour la femme d’un pilote canadien ».

La permission accordée, les Irlandais procèdent à l’inhumation. Au retour des funérailles, poursuit Talbot, « nous avons été reçus dans une pièce spacieuse qui aurait fait honneur à la plus belle maison en Europe. Nous y avons trouvé une boisson délicieuse préparée pour nous et composée avec du rhum de la Jamaïque, du lait frais et du sucre d’érable ». Le voyageur se souvenait avec nostalgie du grand plaisir que leur avait procuré « ce régal si peu attendu. Et après avoir passé environ une heure dans cet asile hospitalier, nous sommes retournés au vaisseau, avec la plus haute idée de l’hospitalité canadienne ».

Dix ans plus tôt, William Berczy, un peintre allemand, empruntait également le fleuve pour se rendre à Québec. Il appréciait le mode de vie des Canayens. Le bateau s’arrête près d’un village pour la nuit. À la grande surprise de ses compagnons de voyage, des marchands anglais, Berczy décide d’aller à terre avec son fils. « Qu’allez vous faire parmi ces rustres dont on ne peut rien tirer ? » lui objecte-t-on.

Le peintre ignore leurs préventions et déniche une assez bonne auberge « où un gros hôte, pesant au moins 300 livres, nous reçut très bien et nous offrit du bon thé, accompagné de deux poulets frais et tendres ». Le lendemain matin, le retour du père et du fils, les bras chargés de victuailles, provoque l’incrédulité obstinée des Anglais encore tout fripés d’avoir dormi tassés comme des harengs dans une caque. L’idylle se poursuit à Québec où Berczy n’a aucune difficulté à trouver une sorte d’ancêtre des gîtes du passant. Chez madame Dumoulin, tout se passe à la bonne franquette. L’hôtesse et sa famille mangent à la même table que les hôtes. Son voyage jusque-là avait été rempli d’heureuses découvertes et de rencontres amicales.

Ça s’est gâté au moment d’une traversée à la Pointe-de-Lévis. Le batelier avait augmenté indûment son tarif et traitait ses passagers sans ménagement. Berczy se rend compte qu’il a été victime d’une méprise. « Il m’avait pris pour un Anglais, chose qui m’arrivait pour la première fois depuis que je suis au Canada. » Si les touristes anglophones manifestaient peu d’estime pour les rustauds du cru, ces derniers s’appliquaient à leur rendre la pareille et à leur en faire payer le prix sans scrupule.

En 1817, la conjoncture semblait propice pour créer une banque au Bas-Canada. Il n’y avait jamais eu un aussi grand nombre de devises en circulation. Elles provenaient des États-Unis, de Grande-Bretagne, de France, d’Espagne ou du Mexique. La réalisation du rêve bancaire que John Richardson, grand défenseur du papier-monnaie, caressait depuis 1792 aurait facilité les opérations de change. Les négociants anglais et écossais de Montréal sont prêts à mettre la main au gousset. La seule voix discordante est celle de John Molson. L’homme d’affaires le plus important des deux Canadas nourrit des doutes sur la confiance que la population accorde à la monnaie de papier. Le poids de sa défection aurait suffi à tuer le projet dans l’œuf.

La présence états-unienne ne se limitait pas au tourisme. Depuis le début du siècle, le marchand montréalais Horatio Gates avait pignon rue Saint-Paul. Pendant la guerre de 1812, Richardson avait fait la fortune de son homologue d’origine américaine en lui procurant l’autorisation de conduire une opération « officieuse » de contrebande avec le Vermont, au profit du gouvernement britannique. Gates est l’obligé de John Richardson et il est en mesure de lui apporter un appui précieux pour réunir les fonds nécessaires à la création d’une banque.

Actif dans les importations de thé, de tabac, de tissus, de couvertures et dans les exportations de potasse, de blé, de farine et de porc, il est également l’agent montréalais d’une institution bancaire new-yorkaise, Prime, Ward and Sands, elle-même correspondante de Baring Brothers de Londres. Il n’a pas à être convaincu que le crédit demeure le nerf du commerce et que l’existence d’une banque est essentielle pour en assurer l’accessibilité.

Gates se charge donc de contacter des investisseurs américains et dégote à Boston, New York et dans le Connecticut, tous les souscripteurs nécessaires pour compléter le capital requis pour fonder une banque à Montréal. Sous sa houlette, 121 Américains vont souscrire près de la moitié des actions : soit 2 360 contre les 2 518 de 135 Bas-Canadiens.

John Richardson est membre du lobby des fourrures, un commerce qui vit ses derniers moments de prospérité. La compagnie dont il était l’un des principaux actionnaires a dû fusionner avec l’American Fur Company de John Astor. Le magnat new-yorkais monopolise dorénavant tout le marché.

Le profil politique de Richardson est celui d’un ultraloyal. Nommé au Conseil exécutif et au Conseil législatif, il a été chef du service bas-canadien de contre-espionnage et responsable de la grande peur qui a mené à l’exécution de David MacLane. En 1801, il a même fondé une association de volontaires armés qui patrouillaient de nuit dans les rues de Montréal pour débusquer les agents secrets français. Ils les cherchaient ici, ils les cherchaient là. D’où viendraient-ils, du ciel ou de l’enfer, ces damnés sans-culottes révolutionnaires ?

L’ancien parlementaire gardait un souvenir amer de son passage à l’Assemblée. « Rien ne pouvait être aussi ingrat que la situation des députés anglais condamnés à combattre les absurdités de la majorité sans le moindre espoir de réussir ». Parmi celles-ci, il y avait, bien sûr, l’usage de la langue française et le maintien du droit civil français qui, entre autres aberrations, favorisait les débiteurs aux dépens des créanciers. Richardson n’arrivait pas à concevoir que les Canayens puissent développer une pensée politique en s’inspirant des penseurs du système britannique dans lequel ils vivaient, plutôt que des idées républicaines françaises.

Ironie du sort, la future Bank of Montreal avait besoin de l’appui du parti majoritaire pour obtenir sa charte. Augustin Cuvillier fut donc invité à faire partie du premier conseil d’administration, à titre de directeur. Sa compétence financière était indéniable. À 39 ans, c’est l’étoile montante du parti canadien et son parcours d’affaires se compare favorablement à celui de ses vis-à-vis anglais ou écossais. Il a débuté au bas de l’échelle en s’initiant au négoce auprès d’un riche encanteur britannique, dont il devient assez rapidement l’associé, pour ensuite voler de ses propres ailes, en s’associant à d’autres marchands.

Austin – le diminutif anglicisé qu’il adoptera – achetait des marchandises sèches et d’importation en gros pour les vendre en lots, à profit, à des détaillants locaux. Les paiements des revendeurs devaient rembourser l’achat initial du négociant dans des délais prescrits.

Mais, il suffisait d’un ralentissement du marché et d’un retard dans les traites des détaillants pour que le négociant ne puisse pas s’acquitter de ses propres obligations. Dans lequel cas, il faisait face à la faillite. Cuvillier n’y a pas échappé et sa débâcle financière en 1807 a entraîné la saisie judiciaire de son magasin et de ses deux maisons.

Dans un milieu dominé par des coloniaux qui s’appliquaient à faire fortune, il n’y avait pas de honte à jouer de malchance. Qui ne risque rien n’a rien ! Austin Cuvillier retombe sur ses pattes et repart en affaires avec une nouvelle compagnie au nom de sa femme, la Mary C. Cuvillier Company. En 1815, le shérif saisit à nouveau ses propriétés. Un accident de parcours tout au plus ! Il connaît les banques et les finances. Il est familier des marchés étrangers et locaux. C’était une recrue inespérée pour le parti canadien.

La présence d’Austin Cuvillier sur les bancs de l’Assemblée tempère momentanément l’hostilité du monde des affaires envers le parti de la majorité et sa connaissance de l’économie coloniale va s’avérer inestimable dans la lutte du parti canadien pour contrôler les finances gouvernementales. C’est lui qui se chargera de passer au peigne fin les comptes de l’exécutif et de débusquer les malversations des amis du régime.

En même temps, Cuvillier pilote habilement le projet de la Bank of Montreal qui obtiendra sa charte en 1822. Son pari était de garder un pied dans les deux camps. Une position ambivalente qu’il maintiendra avec bonheur jusqu’en 1829, lorsqu’il s’éloigne progressivement du parti canadien, devenu parti patriote en 1826. Une rupture marquée par une défense cafouilleuse de la Bank of Montreal qui suscitait alors un ressentiment populaire de plus en plus prononcé. Cette fois, l’ironie s’était retournée contre lui.

Ladite Bank of Montreal n’avait pas attendu l’obtention de cette fameuse charte pour entrer en activité. Elle a ouvert ses portes le 3 novembre 1817, au 37, rue Saint-Paul, entre Saint-Nicolas et Saint-François-Xavier. Les heures d’ouverture étaient de 10 heures du matin à 3 heures de l’après-midi, tous les jours de la semaine, sauf le dimanche et les jours de fête. La nouvelle banque émettait des billets payables sur son fonds social exclusivement.

John Richardson ne faisait pas partie du premier conseil d’administration de la première institution bancaire, même s’il en demeurait l’âme dirigeante. Son association avec le parti canadien était contre-nature. Il avait appuyé le régime de terreur du petit roi Craig avec ferveur, fait emprisonner Pierre Bédard et considérait son successeur, Louis-Joseph Papineau, comme un homme aussi déloyal que son père Joseph Papineau.

« Essayer de faire changer d’avis les Canadiens, c’est comme s’adresser aux vagues de la mer », croyait-il. À son avis, la majorité canadienne était un non-sens. « Comment pourrait-elle prétendre m’imposer de devenir étranger sur une terre britannique alors que c’est aux étrangers, c’est-à-dire aux Canadiens, de devenir britanniques ? »

Dans l’esprit de ses fondateurs, le but avoué de la Bank of Montreal était de servir les intérêts anglais. Son crédit ne parlait pas français !