Rencontre avec une documentariste qui n’a pas froid aux yeux
- Ginette Leroux
On ne peut pas dire qu’Ève Lamont est une fille facile. Impossible de rester de glace devant la farouche indépendante qui tient, à la manière d’un étendard, et cela depuis plus de vingt ans, sa caméra en forme de porte-voix. La militante, engagée dans un parcours qu’elle dit elle-même « en marge » des chemins balisés, signe des documentaires francs et courageux sur des sujets que les bien-pensants discutent à voix basse.
L’imposture, son quatrième long métrage, trace le portrait émouvant de femmes prostituées qui tentent, par leurs propres moyens, de sortir d’un milieu dans lequel on entre rapidement, mais duquel on prend des années, à force de courage et de volonté, à s’arracher.
Le résultat est un film vivant et vibrant, franc et lucide des vies démolies en pleine reconstruction de celles qui ont osé mettre à nu leurs émotions, leurs peurs, leur solitude et le vide dans lequel elles se sont trouvées suite à la plus grande décision « consciente » de leur vie. « Il était temps qu’on les écoute », lance la militante, résumant ainsi l’approche privilégiée dans son film.
Grâce à une caméra de proximité, la documentariste a réussi à établir un lien de confiance solide avec ces femmes qui, dégelées et reconnectées avec leur corps, ont accepté de se livrer à visage découvert. Elles ne sont pas des victimes. Si la honte et la culpabilité les tenaillent, elles sont conscientes que la responsabilité de leur état leur appartient.
« Il faut comprendre que lorsque la mère ou la tante s’est prostituée, suivre son exemple devient banal. Aucune ne sait ce qui l’attend. Certaines croient qu’elles s’y adonneront le temps de se renflouer, presque toutes se prennent dans l’engrenage et en ressortent aussi pauvres qu’avant », explique Ève Lamont, rencontrée lors de la première de L’Imposture aux Rencontres internationales du Documentaire de Montréal (RIDM) en novembre dernier. Les prostituées sans souteneur sont rares. La majorité a un proxénète.
On ne choisit pas de se prostituer. Les femmes s’y engagent à la suite d’une déception amoureuse, d’une dépression ou de sévices sexuels subis dans l’enfance qui entraînent une vulnérabilité affective qui se traduit par un besoin insatiable d’être aimées. La pauvreté joue également un rôle déterminant.
Comment peuvent-elles consentir à avoir des rapports sexuels avec des hommes qu’elles ne désirent pas, pour qui elles ne sont rien, des hommes qui ont souvent l’âge de leur père et qui exigent d’elles des gestes avilissants que seul l’argent peut acheter ? Comment peut-on imaginer que ces femmes soient capables d’accepter de telles conditions ? Il n’y a qu’une seule réponse : leur vulnérabilité et leur dépendance.
« De toutes les personnes que j’ai filmées depuis mes débuts au cinéma documentaire, les prostituées sont les plus souffrantes, les plus déstructurées, souligne Ève Lamont en précisant que son film est en deçà de la réalité. La réalité serait insoutenable. » Il n’y a pas de prostituées heureuses.
« La prostitution n’est pas un métier ! » fulmine-t-elle. Il faut déboulonner le mythe Pretty Woman comme quoi on se prostitue pour la richesse, le plaisir sexuel et la liberté. « Parlons franchement, lance la militante aguerrie. Un discours de plus en plus généralisé, repris par les médias, laisse supposer que la majorité de ces femmes, qu’on nomme à tort travailleuses du sexe, veulent que la prostitution soit reconnue comme étant un métier comme un autre. L’imposture, c’est ça », ajoute la citoyenne scandalisée.
En passant, elle dénonce l’organisme Stella qui, dit-elle, « représente un certain nombre de groupes de personnes, dont des homosexuels et des prostitués mâles, mais s’arroge le droit de parler au nom de toutes les femmes prostituées ».
Dans L’Imposture, mineures et doyennes livrent un message personnel et, en même temps, immensément politique pour que soit reconnu, non pas la prostitution, mais leur droit à l’aide essentielle dont elles ont besoin pour reconstruire leur vie. Ces femmes évoluent dans un monde à part. En sortir implique un effort démesuré.
L’aide mise à leur disposition est-elle suffisante ? « Au fond, on leur donne une seringue, un condom et salut ! » s’empresse de répondre la cinéaste. L’aide se réduit à offrir aux toxicomanes des thérapies de désintoxication et des maisons d’hébergement aux femmes victimes de violence conjugale.
Rose Dufour, une anthropologue de Québec qui, depuis plusieurs années, œuvre à la Maison de Marthe, un organisme qui vient en aide à ces femmes, ajoute sa voix de chercheure engagée pour dénoncer, elle aussi, l’imposture. « Quand on sort de la prostitution, on n’a plus d’amis, dit-elle. Il faut rebâtir sa vie au complet, sortir de l’isolement dans lequel on était. C’était terrible avant, c’est pire après. »
Son indignation enfle lorsqu’elle constate l’imprégnation du mensonge dans notre société, maintenu par des lois irréalistes, qui laissent sous-entendre que ces femmes ont choisi librement ce qu’un cliché encore tenace appelle le plus vieux métier du monde.
Celle qui tient un rôle quasi maternel auprès de ses protégées leur apporte une écoute attentive et un soutien exceptionnel. Ses précieux conseils les soutiennent jusqu’au bout du chemin de la réinsertion sociale.
Qu’en est-il des politiques actuelles ? La politique sociale ne vise que la réduction des méfaits publics. Il est normal que les citoyens se plaignent. On empêche donc les femmes de la rue de déranger le voisinage et on tente d’éviter que des seringues et des condoms se retrouvent sur le trottoir pour éviter la propagation du sida.
Décriminaliser la prostitution ne ferait pas diminuer la violence envers ces femmes. Elle est inhérente à la prostitution. Légaliser les bordels n’empêcherait pas les proxénètes de les frapper ni de les abuser.
Le cas de la Suède est patent. À la fin des années 1960, l’État avait légalisé la prostitution pour assurer la protection des femmes. Vingt ans plus tard, le crime organisé prolifère, la traite s’accentue, la violence augmente. La Suède fait donc marche arrière.
Le plus populeux des pays scandinaves a opté pour la décriminalisation de la prostituée, mais poursuit en justice clients et proxénètes. Cette loi s’accompagne de programmes d’aide à la réinsertion sociale. La Norvège a emboîté le pas en 2008, suivie plus récemment par l’Islande.
Selon Ève Lamont, il faut cesser de se demander pourquoi les femmes choisissent de se prostituer. « Demandons-nous plutôt pourquoi il y a des hommes qui sont autorisés à acheter du sexe et à avoir accès au corps des femmes et des enfants ? » conclut-elle.